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nouvelle à cet étrange et brillant épisode d’Hélène, sans trop savoir encore comment il le rattachera au reste de l’ouvrage. La mort de Schiller, survenue en 1805, sembla lui ravir tout d’un coup son courage et ses forces. Pendant près de vingt ans, il abandonna ce que son ami l’avait habitué à considérer comme l’œuvre et le monument de sa vie ; mais vers 1824, à l’âge de soixante-quinze ans (notez bien ce chiffre invraisemblable d’années pour une pareille œuvre), une sorte de jeunesse poétique se refait dans son génie : tout cède à l’impatience qu’il éprouve d’achever ce grand drame et de livrer sa pensée complète à la postérité, qu’il sent déjà prochaine. Ses forces renouvelées s’excitent et se pressent. Le fragment d’Hélène, qui marquait le point culminant de l’œuvre, était presque achevé. La conclusion du drame elle-même était prête. Il ne s’agissait plus que de remplir le cadre déjà tracé, d’ajouter quelques épisodes, de combler les vides. En 1831, les dernières scènes furent écrites, et Goethe avait cette joie suprême, quelques mois seulement avant sa mort, de voir paraître l’œuvre entière telle qu’il l’avait portée dans le secret de sa pensée pendant plus d’un demi-siècle de méditations, d’alternatives d’enthousiasme et de lassitude. Quand il vit la seconde partie terminée : « Je peux maintenant, dit-il, regarder le reste de ma vie comme un pur cadeau ; il est au fond maintenant très indifférent que je fasse encore quelque chose ou que je ne fasse rien. »

Cinquante-huit ans écoulés depuis la première inspiration, rencontrée dans la taverne de Leipzig, jusqu’à la publication du second Faust ! Et cela à travers, tant d’événemens publics et privés, à travers la période la plus agitée du XIXe siècle, les guerres, les exils et les restaurations des princes, auxquels la fortune, la vie, l’honneur même de Goethe étaient liés, pendant les années convulsives de la révolution française et de l’empire ! Dans un si long intervalle d’années, comment ne pas comprendre que le point de vue du poète ait plus d’une fois changé ? Faut-il s’étonner du manque absolu, d’unité dans le sujet et même, jusqu’à un certain point, dans l’esprit de l’auteur ? Le poète jette sur la trame unie et simple de sa conception primitive tous les ornemens, les fantaisies de son art et les idées philosophiques les plus variées, au point de cacher à l’œil le plus expérimenté son dessein véritable et de déconcerter la critique profane qui veut se rendre compte de l’ordre logique des choses et des idées. Il faut en effet une véritable initiation, obtenue par un long commerce avec la pensée de Goethe, pour se démêler quelque peu dans cet entre-croisement de réalités dramatiques et de symboles, dans cette confusion de personnages historiques et mythologiques, dans cette métamorphose perpétuelle du