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d’Alcacer-Kebir, et dont la fortune faisait l’image tristement symbolique d’une nationalité en détresse. Après le romanesque jeune homme, c’est le roi-prêtre. Celui-là n’a rien de guerrier et de chevaleresque : c’est la caducité portant à la fois la pourpre et la couronne, exemple unique peut-être de ce singulier assemblage ailleurs qu’à Rome. Il représente l’impuissance sacerdotale à la tête d’un pays. C’était un homme d’une certaine culture d’esprit, correspondant en lettré avec Sadolet, mais capricieusement violent, vindicatif, ambitieux et vain. Il avait passé sa vie à troubler de ses impatiences dominatrices le règne de Jean III, la minorité de dom Sébastien, et faute d’un pouvoir politique il s’était fait comme évêque, comme cardinal, comme grand-inquisiteur, une sorte de domaine propre où il régnait en maître avec un fanatisme étroit et persécuteur. Il avait un moment envié la tiare, qui lui manqua. Quand la couronne à laquelle il ne pouvait prétendre lui vint par un désastre national, il était vieux, cassé, valétudinaire ; il ne pouvait se nourrir quelquefois que de lait de femme. Le duc d’Albe, lui aussi, fut réduit à soutenir ses derniers jours avec du lait de femme, après avoir fait couler des torrens de sang humain. Le règne de dom Henri dura moins de deux ans, du 28 août 1578 au commencement de 1580 ; ce ne fut qu’une longue agonie se confondant avec la prostration publique et en offrant la saisissante image. Le cardinal passa ces deux ans à déjouer les prévisions de ceux qui attendaient tous les jours sa fin.

C’est autour de ce vieillard sans avenir, de ce roi sans héritier, de ce pays sans espérance, que se lèvent toutes les prétentions : Emmanuel-Philibert de Savoie, qui réclame comme fils d’une princesse portugaise, le duc de Parme, Catherine de Médicis elle-même, et le pape, qui veut hériter d’un cardinal, — la duchesse de Bragance, qui est la petite-fille du roi dom Manuel, — le prieur de Crato, dom Antonio, qui se démène pour effacer l’illégitimité de sa naissance, et au-dessus de tous Philippe II, armé du droit qu’il tient de sa mère, plus armé encore d’ambition et de force. De tous ces prétendans, les uns étaient mêlés à toutes les affaires de l’Europe, et pour eux le Portugal était loin, presque un pays inconnu ; les autres, ceux qu’on pourrait appeler les prétendans nationaux, se débattaient dans la confusion : seul, Philippe n’avait qu’un pas à faire, il avait la puissance, et il trouvait l’occasion de réaliser une des pensées fixes de sa politique. Alors s’engage ce drame mêlé de comédie qui pourrait avoir pour titre : comment se préparent les annexions. Les acteurs qui ont un rôle décisif sont Philippe II lui-même, ses ambassadeurs à Lisbonne, le duc d’Albe, l’homme de l’exécution, le roi dom Henri, triste jouet de toutes les intrigues nouées autour de lui, les Bragance, le prieur de Crato, dernier