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millions en nourrissant nos héroïques armées ; un général que le génie et l’inaction dévorent obligé de solliciter une protection équivoque pour ne pas manquer à sa fortune ; Barras le voluptueux qui sera demain un des chefs de la république ; le thermidorien Léonard Bourdon, celui que Mme Tallien, du fond de la prison des Carmes, avait lancé contre Robespierre ; des muscadins qui folâtrent, des émigrés qui s’amusent, la jeunesse dorée de Fréron donnant la main aux freluquets de l’ancien régime, tous les soldats de la réaction, d’une réaction sottement frivole ou odieusement lâche, voilà ce que nous présentent dans la comédie nouvelle les salons de Mme Tallien : vive image de l’anarchie sociale après les convulsions d’où sortira plus tard un monde meilleur, image surtout de l’avilissement temporaire d’un grand peuple par l’exécrable système de la terreur ! Mme Tallien a beau se jouer avec grâce au milieu de ces élémens contraires, elle sent bien que la sérieuse victoire pour elle, ce serait d’amener dans ses salons les vrais témoins de la foi de 89, ceux dont les mains, sont pures et qui ont servi un idéal sublime en combattant l’Europe à la frontière. Humbert est de ceux-là (j’entends le Humbert de M. Ponsard, qui n’a guère de rapport avec celui de l’histoire), Humbert a conservé la flamme des grands jours ; attirer un tel homme à ses fêtes, c’est montrer que la foi révolutionnaire peut se concilier avec les mœurs françaises, avec les plaisirs de la société polie, de même que Daunou, en inaugurant l’Institut le 4 avril 1796, montrait ce qu’une société républicaine peut devoir et inspirer aux plus sérieux travaux de l’esprit humain. Humbert arrive, présenté à Mme Tallien par le général Hoche, mais amené, nous le savons, par l’ordre souverain de la marquise de Maupas. Le père de la jeune femme a obtenu, grâce à lui, le droit de revenir en France ; heureux d’annoncer cette nouvelle à celle qu’il aime, heureux de la voir, de l’entendre, il ne prête d’abord qu’une oreille distraite aux propos des muscadins qui insultent la convention ; mais bientôt, au risque de froisser la main si douce qui le tient en laisse, emporté par sa colère, il éclate comme la foudre. Un seul rugissement dissipe la nuée bourdonnante des insectes.

Le mouvement est beau ; les vers, transformés par la diction de l’interprète, s’y dégagent des scories comme la statue dans le moule de feu. Est-il nécessaire de dire que des applaudissemens frénétiques ont accueilli ce réveil du lion ? La fibre révolutionnaire est toujours si vive chez nous que l’apologie de toutes les œuvres de la convention, succédant aux impertinences du muscadin, aurait peut-être excité le même enthousiasme ; remercions donc M. Ponsard de ne pas nous avoir exposés à cette périlleuse surprise. Ce que la salle