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bonne tournure, beaucoup d’entre eux en grand deuil, et tous ont un air d’oisiveté ennuyée. La gaie société de Baltimore a reçu un grand coup dans la guerre civile. Divisée contre elle-même, sombre et irritée, décimée par des pertes innombrables et douloureuses, aigrie par les discordes politiques qui déchirent les familles, vaincue enfin et domptée par les victoires du parti de l’Union, elle a les façons des aristocraties détrônées, et elle attend dans une réserve fière une revanche qui ne viendra jamais. La haute ville, en somme, a l’air d’un tombeau. Un à un, les promeneurs solitaires sortent de leurs maisons pour prendre l’air. J’ai rencontré, dans Charles-street, deux ou trois fois les mêmes personnes qui arpentaient la rue au hasard. Cette flânerie n’est pas commune en Amérique, et indique un état social tout différent de celui du nord. Baltimore au fond est une ville du sud ; elle en a l’inertie, le sommeil immobile, — auquel viennent s’ajouter aujourd’hui les deuils privés et publics, et cette résistance hautaine, mêlée de terreur, qu’affectent toujours en temps de révolution les vaincus incorrigibles. Cette aristocratie de l’esclavage ne vivait autrefois que par les amusemens et les plaisirs : les malheurs publics, au lieu d’exciter son énergie, la frappent d’impuissance et la paralysent.

A mesure qu’on descend vers la basse ville, les rues se peuplent et s’animent. Charles-street est déjà bordée de boutiques, le commerce s’en empare. Voici enfin le Broadway de Baltimore, une large rue pleine de mouvement, qui rappelle les autres grandes villes de l’est. C’est ici le règne de l’étranger, de l’émigrant, du Yankee, qui, bravant la répulsion de ses frères hautains et oisifs des états du sud, est venu, comme en pays conquis, s’emparer d’un commerce qu’ils négligent. Ceux-ci le traitent un peu comme la féodalité traitait les Juifs et les Lombards, ou la noblesse les procureurs ; mais qu’importent les prétentions vieillies d’une caste impuissante ? Les Juifs et les Lombards, avec leur or, n’en ont pas moins dominé le monde ; les marchands de Venise ou de Hollande n’en ont pas moins dicté des lois à l’Europe. — Et quant à ces avocats, à ces procureurs tant bafoués de l’ancien régime, ils n’en sont pas moins devenus la classe dominante, la seule avec laquelle les gouvernemens aient à compter, tandis que les dédaigneux obstinés, aussi impuissans qu’inutiles, sont comme des émigrés volontaires et des exilés à l’intérieur, exclus de toute participation à la vie matérielle, politique et même intellectuelle du pays. C’est ainsi que les Yankees, après la conquête militaire du sud, en feront la conquête pacifique, — conquête inévitable, prévue d’avance, et que les gens du sud, en essayant de la repousser par la guerre, ont rendue plus prompte et plus radicale. Qu’on ne parle pas de