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d’esprit et de personnage à la mode. M. de Choiseul n’était pas sa dupe non plus, puisqu’il l’a démasqué si vite et si vigoureusement désarçonné. Quant au diplomate, saxon, acteur en cette comédie qu’il nous raconte lui-même avec une si parfaite candeur, j’ai oublié de dire que son correspondant, M. le comte Wackerbarth, ministre du roi de Pologne Auguste III, l’arrêtait dès ses premières confidences et modérait ainsi son enthousiasme : « Prenez garde ! Votre tableau du comte de Saint-Germain est fort intéressant… à distance ; il faudrait examiner de près si toutes les figures sont correctes. J’en doute fort. J’ai connu, il y a une cinquantaine d’années, certain personnage qui jouait le même rôle ; il s’appelait Huldashop, prétendait avoir quatre-vingts ans passés, et trente ans après il épousa une princesse de Holstein qui le tua pour lui dérober ses secrets. Ces sortes de phénomènes éblouissent quelque temps, on les perd de vue quand on y pense le moins. » Ces simples mots avaient rendu M. de Kauderbach plus circonspect. Ainsi, des divers personnages politiques avec lesquels le comte de Saint-Germain s’était trouvé en contact, un seul, l’envoyé saxon à La Haye, avait subi le charme de ses mensonges ; encore l’avait-il subi en homme de salon et pour un temps bien court. Décidément le théâtre de la politique ne lui convient pas. S’il recommence à essayer de son prestige dans quelque autre contrée, il fera sagement de s’en tenir à l’alchimie, aux diamans, aux couleurs, aux choses éblouissantes et même aux choses utiles. Telle a été précisément sa ligne de conduite auprès du prince de Hesse ; mais aussi quelle page nouvelle dans sa vie ! quel succès inattendu ! Grâce à cette discrétion, fruit d’une expérience amère, le comte de Saint-Germain ne sera plus seulement un homme d’esprit comme l’a dépeint Mme du Hausset, un homme d’une société prestigieuse tel que nous l’a montré M. de Kauderbach ; le landgrave Charles saluera en lui un grand homme, un homme de génie, capable d’arracher à la nature quelques-uns des secrets de la puissance créatrice.

La rencontre du prince Charles et du comte de Saint-Germain eut lieu une vingtaine d’années après les événemens qu’on vient de raconter. Saint-Germain, chassé de La Haye, avait vécu en Angleterre, en Allemagne, en Russie[1], et, courant de ville en ville, avait fini par se fixer aux portes de Hambourg, dans Altona. Le prince Charles, outre ses services en Norvège et en Prusse, qui avaient fait de lui un des personnages considérables de l’Europe du nord, devait avoir une réputation d’affabilité cordiale et de curiosité scientifique, car nous voyons Saint-Germain se jeter pour ainsi

  1. Il était à Saint-Pétersbourg en 1762 et il paraît bien qu’il joua un rôle dans la tragédie qui donna le trône à Catherine II.