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quel lieu elle a existé, comment et par quels moyens elle a été suscitée ou entravée. » Ainsi commence cette comédie philosophique à deux personnages, et Falk, passant de l’ironie à l’enthousiasme, de l’enthousiasme à l’ironie, irritera si bien la curiosité de son interlocuteur que celui-ci, après le troisième dialogue, ira se faire admettre dans la confrérie mystérieuse. Il faut l’entendre alors exprimer son désappointement. « Quoi ! c’est là cette terre promise ! c’est là cette société idéale où s’effacent toutes les distinctions, toutes les inégalités de la société civile ! Des fous, des maniaques, des aveugles, l’avidité la plus grossière et la superstition la plus crasse ! Celui-ci veut faire de l’or, celui-là prétend évoquer les esprits, un troisième s’est mis en tête de restaurer l’ordre des templiers. Ah ! quelle sotte démarche ai-je faite en me laissant prendre à tes discours ! » Cette critique amère de l’initié ne trouble pas l’initiateur ; il sourit, car la contemplation de l’idéal qu’il aperçoit dans l’avenir le console assez des misères et des inepties du présent : vrais enfantillages que tout cela, mais l’enfant deviendra un homme. La franc-maçonnerie, de quelque nom qu’on l’appelle, n’est-elle pas cette idée de fraternité humaine qui corrige les inconvéniens inévitables de toute société civile ? Si elle n’est point cela, elle n’est rien. Le XVIIIe siècle a vu des tribuns éloquens maudire la société pour les maux qu’elle engendre et s’efforcer de ramener les hommes à je ne sais quelle condition primitive ; Falk ou plutôt Lessing, réfutant ici les erreurs de Jean-Jacques, affirme énergiquement que le progrès est devant nous et non pas en arrière. La société civile est nécessaire à l’homme, elle le protège, elle développe ses facultés, elle est à la fois le produit et le complément de la nature, elle contribue au perfectionnement et au bonheur de chaque individu. Seulement, en réunissant les hommes que l’isolement eût dégradés, la société civile établit entre eux de nouvelles barrières, car dans la voie du progrès le bien conquis entraîne toujours quelque mal à sa suite, la lutte ne cesse jamais, et ce n’est point ici-bas que l’humanité peut espérer le repos. Le mal que la société civile, au milieu de tous ses bienfaits, ne peut pas ne pas enfanter, ce sont les séparations inévitables qui rendent les hommes étrangers ou hostiles les uns aux autres. Comme il est impossible qu’une même société embrasse tous les enfans de la terre, des sociétés particulières se forment, et chacune d’elles a ses mœurs, ses principes, ses intérêts distincts ; de là les antagonismes de patrie, de religion, c’est-à-dire autant d’obstacles au principe de la solidarité humaine. Faut-il cependant, comme Rousseau, maudire une institution qui a trompé l’espoir de l’homme ? Faut-il rompre avec elle et retourner en arrière ? Non certes ; le progrès est devant nous. Gardons