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est facile de deviner que les deux chefs ne pourront vivre longtemps sous le même toit. Cependant l’heure du conflit n’est pas encore venue. Knigge, toujours plein de zèle, s’en va de ville en ville, de loge en loge, et bientôt presque tous les francs-maçons, ceux-là du moins qui ne subissent pas l’influence des thaumaturges ou des jésuites bavarois, ont pris rang parmi les illuminés. Des princes même, en haine du jésuitisme, n’hésitent pas à se faire inscrire. En quelques mois, la propagande fait des progrès inouïs, car une recrue en amène une autre, et toutes les causes que nous venons d’expliquer se réunissent pour accélérer le mouvement. Si l’on ne tenait compte ni de la fièvre générale des esprits, ni de l’agitation des jésuites de Bavière, ni du besoin de résistance provoqué par ces menées occultes, ni de la pauvreté doctrinale des francs-maçons signalée par Lessing, ni enfin de ces cadres vides qui attendaient une âme, comment comprendre qu’une société organisée par un penseur médiocre et un gentilhomme vaniteux ait pu, en si peu d’années, couvrir l’Allemagne du nord, se répandre dans les pays Scandinaves, pénétrer au sein même de la Russie ?

Une des plus utiles recrues du baron Knigge fut Bode, un libraire alors célèbre, éditeur et ami de Lessing, écrivain lui-même, à qui l’on doit une bonne traduction allemande des Essais de Montaigne. Bode était un parfait honnête homme ; il jouait depuis longtemps un rôle considérable dans la franc-maçonnerie de l’Allemagne du nord quand le baron Knigge le décida, en 1781, à devenir un des directeurs de la société nouvelle. Or les francs-maçons devaient tenir une assemblée générale à Wilhelmsbad en 1782. Gagner un tel personnage à la veille de la grande réunion, c’était une victoire qui en promettait beaucoup d’autres ; Bode n’était-il pas un des meilleurs auxiliaires du grand-maître, le prince Ferdinand de Brunswick ? Sa franc-maçonnerie, n’était-ce pas celle de Lessing, — un sentiment idéal de l’humanité ? S’il prenait en main la cause des illuminés, quel succès pour l’œuvre de Weisshaupt ! Il s’en occupa en effet, mais dans un tout autre sens qu’on ne l’avait cru jusqu’ici. C’est sur ce point que les mémoires du prince de Hesse donnent des renseignemens inattendus.


« L’année 1782 fut fixée pour la convention maçonnique de Wilhelmsbad. Le duc Ferdinand, grand-supérieur de l’ordre, m’en avait parlé déjà une couple d’années auparavant et la désirait avec empressement. J’avoue que je ne la désirais point, au moins de si tôt ; mais après beaucoup d’écritures et de correspondances de toute espèce elle fut décrétée et rassemblée dans l’été à ce bain. Nous y fîmes la connaissance de bien des personnes fort intéressantes, et qui possédaient beaucoup de science. J’étais dans ce temps-là grand-maître provincial des deux provinces allemandes, — et de l’Italie, mais que je cédai alors pour faire une province séparée. Je ne puis