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premiers à réclamer l’instruction obligatoire, et leurs représentans, les chambres de commerce, se font l’organe de ces vœux, dictés par une vue éclairée de leurs intérêts. A des ouvriers ignorans, ils ne peuvent espérer faire comprendre les lois économiques qui gouvernent la répartition de la richesse, et ils ont à craindre leur malveillance, leurs grèves, leur chômage. L’ouvrier mieux instruit comprendrait son véritable intérêt, et s’il avait à débattre le taux de sa rémunération, appuyé sur l’épargne antérieure, il pourrait le faire dignement, d’égal à égal, et en raison des conditions réelles du marché.

Extension du suffrage, décentralisation, autonomie des communes, liberté des échanges, liberté des coalitions, toutes ces réformes ne produiront leurs fruits qu’en raison de la diffusion des lumières. Du moment que le pouvoir d’en haut abdique la tutelle qu’il avait si longtemps exercée sur les pouvoirs locaux et sur les individus, il est urgent que ceux-ci apprennent à faire un bon usage de leur indépendance enfin conquise. Si l’on veut que l’état moderne ne repose plus sur la force, il faut lui donner pour base la raison. Le grand problème de notre temps en matière politique est, on le répète chaque jour, d’associer la démocratie, fait nécessaire, avec la liberté, besoin invincible des sociétés actuelles. Que les nations qui n’ont pas réussi jusqu’à ce jour à opérer cette conciliation s’inspirent de ce qu’ont fait celles qui y sont parvenues. Aux États-Unis et en Suisse, une liberté sans limites et sans entraves fleurit au sein d’une démocratie sans contre-poids et sans frein. D’où vient que de cette dangereuse alliance naissent l’ordre, le bien-être, la richesse, la prospérité, le progrès ? C’est que ces deux pays donnent au maître d’école la place qui lui revient, c’est qu’ils consacrent à répandre l’instruction la plus grosse part de leur revenu. Faisons comme eux, et nous recueillerons les mêmes fruits, car on voit clairement ce qui les produit. Que dans chaque commune l’instituteur soit le plus respecté et le mieux rétribué des fonctionnaires, qu’on admire dans l’école la plus belle construction, qu’on ne tolère plus que personne prive un enfant de la nourriture spirituelle dont il a besoin, que le budget de l’instruction publique soit le plus élevé de tous ; dès lors faites place au peuple, désormais éclairé sur ses droits, ses devoirs et ses intérêts, et saluez sans crainte l’avènement de la démocratie moderne ; Si vous reculez devant ces mesures, renoncez à un puéril espoir ; n’attendez pas que la liberté sorte de l’ignorance, l’ordre des ténèbres.


EMILE DE LAVELEYE.