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même ; Si le peintre faisait passer successivement sous nos yeux un arbre, puis une prairie, puis une vache, puis un ciel, nous y prendrions peu de plaisir. C’est à cela pourtant qu’est condamnée la description poétique qui nous présente une suite d’images comme sur un tableau qu’on déroule à mesure. Tous les arts ont leur limite qu’on ne franchit pas impunément. Le statuaire ne s’avisera pas de sculpter une forêt ; le peintre se trompe quand il traite un sujet qui ne peut être expliqué que par le langage parlé ; un musicien est ridicule quand il prétend donner la sensation des couleurs et peindre l’écarlate avec les sons de la trompette, et il nous a paru plaisant ce chef d’orchestre qui, exécutant à Londres je ne sais quelle valse de violettes, fit répandre dans la salle de l’essence de ces fleurs pour compléter l’harmonie imitative, — pour que le nez aidât l’oreille à comprendre le sujet et fût de moitié dans son plaisir. Il n’y a qu’une espèce de description lucide et agréable, c’est celle qui réveille par un petit nombre de traits bien choisis une foule d’images dans l’esprit. Il faut que le lecteur achève lui-même le tableau. Dites d’une femme, pour employer un exemple banal, qu’elle ressemble à une déesse, qu’elle semble couler dans les airs ; vous en aurez dit plus peut-être que si vous décrivez par le menu son visage, sa taille, son teint, ses pieds. El vera incessu patuit dea. Dans les grands écrivains, vous ne trouvez pas d’autre description. Elle est courte, à peine indiquée en quelques traits qui remplissent l’esprit. Elle fait partie du récit comme dans Homère, ou elle sera un précepte animé comme dans les poètes didactiques. Elle sert à quelque chose, elle s’appuie sur quelque chose, car de sa nature elle ne se soutient pas par elle-même. Pourquoi ? Ce n’est pas le moment de le rechercher. Tout ce que nous savons, c’est qu’elle n’a de force et d’effet que quand elle est ramassée, quand notre imagination l’embrasse d’une seule vue, comme l’œil un tableau. Qui de nous n’a été percé par un de ces mots descriptifs d’une brièveté pénétrante ? Quand Werther, désespéré, sort le soir de la maison de Charlotte muni de ses pistolets et résolu à mourir, il lève par hasard les yeux vers le ciel étoile, éternel. Admirable brièveté descriptive, qui fait sentir en un mot ce contraste navrant de la nature tranquille dans sa permanence et comme insolemment indifférente aux éphémères et tragiques passions de l’homme ! Lorsque, dans Plutarque, Caton a prépare son épée pour le suicide, qu’il passe la nuit à lire et à relire le Phédon, il s’aperçoit tout à coup qu’il est temps d’en finir parce que le jour approche et que les oiseaux commencent à chanter : mot analogue, non moins admirable, qui laisse voir encore cette opposition toujours poétique de la nature écrasant, pour ainsi dire, de sa paisible uniformité les plus terribles perplexités humaines. Nous choisissons ces traits parce qu’ils sont de ceux qui