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qui peut le satisfaire ; il lui faut la razzia pour bien marquer ses droits, la razzia et le pillage comme le souffraient les Turcs. Que la France, même sans les encourager, se contente de supporter de pareils erremens, quel prestige gardera-t-elle aux yeux des indigènes, à qui elle veut imposer le respect et donner des exemples de moralité ? Quelle justice, quel intérêt même y a-t-il à choisir telle tribu pour amie, à en repousser telle autre ? Et qui dit que les faveurs données à l’une n’en jetteraient point, par rivalité, une autre dans la révolte ? Non, à nos yeux le makhzen ne saurait être une base de sécurité ; c’est plutôt une cause permanente d’agitation, car, ayant à profiter des coups de fusil, il est fort capable de les faire naître. Qu’on le contrôle, soit ; mais, si vous êtes trop exigeant, au jour dangereux il vous échappera, et vous compterez alors tout à la fois un allié de moins et un ennemi de plus. Le gouvernement de la régence, qui pourtant se montrait prodigue envers ses makhzen de Kabylie, n’en a pas moins éprouvé leur ingratitude : par deux fois, les Nezliouas ont travaillé de leurs mains à détruire Bordj-Boghni, qu’ils avaient mission de protéger, et les Ameraouas, créés par les Turcs, enrichis par eux, donnèrent à leur tour, vers 1824, l’exemple d’une insurrection qui obligea l’odjack à une campagne des plus sérieuses.

Pour en revenir aux résultats mêmes que l’emploi des makhzen a pu valoir aux Turcs dans la Grande-Kabylie, qu’ont-ils en vérité conquis de positif avec leurs 1,200 cavaliers ameraouas appuyés de la tribu arabe des Issers dans le Sébaou, avec les Nezliouas dans la vallée de Boghni, avec le makhzen des Aribs voisin de Bordj-Hamza, et les Ouled-Dris des environs d’Aumale[1] dans l’Oued-Sahel ? Jamais ils n’ont entamé la montagne ; des tribus seules qui avaient certains intérêts dans les vallées, ils ont obtenu quelques impôts, et encore ces impôts furent loin d’être uniformes ; ils variaient suivant le terrain, suivant le caractère plus ou moins belliqueux des populations, suivant leur plus ou moins grande distance des bordj, foyers du commandement. Ainsi les tribus les plus accessibles payaient la rerama, composée d’une redevance sur les charrues et d’une dîme en nature, figues, huile, etc. Les tribus mieux défendues ne payaient qu’un impôt unique en argent, la lezma ; celles sur le territoire desquelles les Turcs n’osaient paraître ne donnaient rien. Tandis que, dans le Bas-Sébaou, les Maatkas et les Aït-Aïssi se soumettaient à la rerama, les Flissas, beaucoup plus voisins d’Alger, ne payaient qu’une lezma irrégulière de 30 centimes par feu. Dans le Haut-Sébaou, les Zouaouas n’ont jamais rien

  1. Sur l’emplacement actuel d’Aumale, les Turcs avaient un fort nommé Sour-el-Rozlan, « rempart des gazelles. »