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pouvait craindre de voir souffler quelque orage. La fin de la guerre civile aux États-Unis allait créer une situation nouvelle et amener l’échéance à laquelle le gouvernement du président Lincoln avait annoncé qu’il demanderait compte à l’Angleterre des actes de partialité que l’opinion publique des états du nord lui reprochait d’avoir commis dans l’intérêt des confédérés. Que ferait-on, que pourrait faire le cabinet de Washington des nombreuses armées qui, se trouvant sans occupation, allaient peut-être devenir pour le gouvernement américain un embarras non moins grave que la guerre elle-même ? Serait-il capable de renvoyer pacifiquement tout ce monde dans ses foyers ? Aurait-il assez d’autorité pour empêcher tous ces régimens, rompus maintenant à la guerre et exaltés par leurs succès, par les hommages que l’Europe elle-même avait rendus à leur bravoure et à leur constance, de se jeter sur le Mexique, ou mieux encore sur le Canada ? On devait en toute justice supposer à M. Lincoln et à son intelligent ministre — M. Seward — des intentions équitables et modérées ; mais ne seraient-ils pas eux-mêmes emportés par le mouvement ? Les vaincus de la guerre civile n’y entreraient-ils pas avec autant de vivacité que les vainqueurs, car si les états du nord reprochaient si amèrement à l’Angleterre sa neutralité, c’était avec bien plus d’amertume encore que les confédérés lui reprochaient de n’avoir pas reconnu leur gouvernement en reconnaissant le blocus de leurs côtes. Le blocus n’était-il pas plus que les victoires de Grant ou de Sherman l’instrument trop efficace de leur ruine et de leur défaite ? Et même en supposant que l’on n’eût pas la main forcée, ne serait-il pas tentant, pour reconstruire l’Union, pour effacer les cruels souvenirs de la guerre civile, d’associer toutes les animosités dans une entreprise qui sourirait aux ambitieuses passions de tous les partis ?

Ces craintes étaient réelles, et elles devinrent bien plus sérieuses encore lorsque la fin déplorable de M. Lincoln fit passer le pouvoir dans les mains de M. Andrew Johnson, un homme inconnu à l’Europe, et dont l’attitude le jour de son installation comme vice-président de la république des États-Unis avait inspiré en Amérique même d’assez graves appréhensions, appréhensions qui heureusement devaient être, même aux yeux les plus prévenus, très singulièrement modifiées, sinon tout à fait dissipées par l’expérience. En effet, quoi que l’on puisse dire ou penser des antécédens de M. Johnson, il est certain que dans sa nouvelle situation il a déjà prouvé qu’il n’était pas un homme vulgaire, un de ceux que le pouvoir déprave, mais qu’il est au contraire de ces hommes distingués que le pouvoir améliore et éclaire. On peut combattre certains détails de son administration, mais on ne saurait nier que dans l’ensemble ils sont inspirés par une volonté sincère de rétablir l’Union sur des