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domination qu’il met dans les Noces de Figaro à remanier Beaumarchais, impossible de songer à Leporello sans voir revivre à l’instant l’éminent artiste qui, dans le temps, fit de ce personnage une de ses créations les plus parfaites. Le Leporello de Don Juan, le Bertram de Robert le Diable, le Fontanarose du Philtre resteront, en des styles très divers, comme trois physionomies que le talent de M. Levasseur marqua d’un trait ineffaçable. Or ce talent, pour l’Opéra, ne devait pas périr ; M. Levasseur, en se retirant, lui léguait un de ces élèves qui deviennent à leur tour bientôt des maîtres, un de ces hommes qui sont l’honneur de la tradition qui les a formés et qu’ils continuent, et du répertoire qu’ils interprètent en le renouvelant. C’est M. Obin qui joue Leporello. Pour la partie d’Ottavio, même bonne fortune inespérée ; on avait là M. Naudin : comment mieux l’employer ? À cette voix exquise, à ce talent rare et charmant que Mozart hier révélait à la France, de faire aujourd’hui quelque chose pour le divin Mozart ! Que M. Naudin soit à l’Opéra dans il mio tesoro ce qu’il fut aux Italiens dans l’adorable romance de Cosi fan tutte, et pour lui, comme pour le chef-d’œuvre, nous n’en demandons pas davantage.

À ce propos, nous voudrions bien imprimer ici un point de vue qui nous a toujours semblé le vrai sur ce rôle de don Ottavio, trop sacrifié, et qu’on aimerait, à l’occasion d’une de ces reprises, à voir étudier à nouveau par quelque comédien capable d’en comprendre l’esprit et la portée non pas seulement musicale, car en ce sens Rubini a tout exprimé, mais dramatique. Nous citions Hoffmann tout à l’heure, qu’on nous pardonne de parler un instant en notre propre nom : je me figure don Ottavio tout autrement, et pour me répondre de son énergie, de sa bravoure, des nobles qualités de son âme en même temps que de son élégance et de sa beauté physique, il me suffit que dona Anna l’ait distingué. Ce n’est point cette vaillante et superbe patricienne qui s’en irait choisir pour fiancé un damoiseau pleurard et ridicule. La fille du commandeur n’est point d’ailleurs une personne à se laisser imposer un époux indigne, je ne dirai pas de son amour, mais de son estime. Le commandeur croise le fer avec don Juan, et dona Anna, dans sa première angoisse, n’a qu’une idée, envoyer quérir son amant. Don Ottavio répond au cri de douleur de sa maîtresse ; mais il a beau se hâter : lorsqu’il arrive, le crime est déjà consommé. Qu’y a-t-il de si extraordinaire, après cette effroyable scène de viol et de meurtre, de voir don Ottavio s’attacher aux pas de sa bien-aimée et ne la plus quitter, lui désormais sa suprême sauvegarde ? Une pareille conduite n’a pas besoin d’être justifiée ; ce qu’on ne comprendrait point, ce serait qu’il en fût autrement. Sitôt que son père a rendu l’âme, dona Anna oublie tout, laisse tout pour ne songer plus qu’au meurtrier, qu’à l’infâme objet de chacune de ses préoccupations, de ses démarches. Que son amour pour Ottavio se soit affaibli depuis la catastrophe, elle-même l’ignore peut-être ; mais dans l’affliction qui l’accable, sous ses habits de deuil, l’altière fille du commandeur