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revenir le plus tôt possible. Pendant qu’il administrait des pays plus grands que des royaumes, qu’il commandait des armées, qu’il recevait les complimens du sénat sur ses victoires, il ne se consolait pas d’être si loin du Capitole, il écrivait à son ami Cœlius des lettres désolées dans lesquelles il lui recommandait de ne jamais quitter Rome et de vivre toujours à cette lumière : — urbem, urbem, mi Rufe, cole, et in hac luce vive ! — A la rigueur, on comprend qu’un homme d’état ne consentît pas à perdre le forum de vue ; il avait trop d’intérêt à ne pas s’en éloigner. Ce qui surprend davantage, c’est que les pauvres gens eux-mêmes, à qui la vie était si chère et si difficile à Rome, s’obstinaient aussi à y rester. Juvénal a décrit d’une façon fort éloquente à quelles misères un pauvre client comme lui y est tous les jours exposé. Pour se donner le courage d’en sortir, il se vante à lui-même le séjour de Sora, de Fabrateria, de Frusinone, charmantes villes où l’on ne risque pas d’être écrasé le matin par les voitures et assassiné le soir par les voleurs, où l’on peut acheter une maison et un jardin au prix que coûte à Rome la location annuelle d’un obscur taudis. « Ah ! se dit-il avec une émotion qui nous touche, c’est là qu’il te faut vivre, amoureux de ta bêche et soignant bien ton petit clos ; il te rapportera assez de légumes pour régaler cent pythagoriciens. C’est quelque chose, n’importe où, n’importe dans quel coin, d’être propriétaire, ne fût-ce que d’un trou de lézard ! » Et pourtant Juvénal ne parvint pas à se convaincre ; il demeura à Rome, où Martial nous le fait voir se fatiguant le matin à gravir les rampes du grand et du petit Cœlius pour aller faire sa cour aux grands seigneurs. Stace au moins montra plus de résolution. Il voyait sa réputation croître, sans que sa fortune augmentât. Il était le premier poète de Rome et l’un des plus misérables. Il lui fallait pour vivre chanter les amours des gens riches et célébrer sur tous les tons les vertus de Domitien. Ce qui lui faisait le plus de peine, c’est qu’il avait une grande fille à marier, une fille pleine de talens, qui jouait de la lyre et chantait à ravir les vers de son père. Malheureusement il n’avait pas de dot à lui donner, et « sa belle jeunesse s’écoulait stérile et solitaire. » Il prit le parti de retourner à Naples, son pays, où il espérait trouver une existence plus facile et des gendres moins exigeans ; mais sa femme refusa de le suivre. C’était une de ces Romaines obstinées qui ne croyaient pas qu’on pût vivre ailleurs que sur une des sept collines. A l’idée de quitter Rome, elle poussait de profonds soupirs et passait les nuits sans sommeil. En vain Stace lui dépeignait-il en vers charmans les merveilles de Pouzzoles et de Baïes, ce pays enchanteur « où tout se réunit pour charmer la vie, où les étés sont frais et les hivers tièdes, où la mer vient tranquillement mourir sur