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son langage et de ses actes. Parvenu de la démocratie, issu de cette race incivilisée des petits blancs du sud qu’un état social fondé sur l’esclavage a retenue jusqu’à présent dans l’ignorance et la barbarie, ennemi acharné de cette aristocratie esclavagiste dont il avait d’abord épousé les intérêts et les préjugés, bien plus orateur de combat qu’homme politique de cabinet, M. Johnson semblait devoir être un président de guerre civile plutôt qu’un président pacificateur, habile à renouer les traditions et les souvenirs de l’ancienne union nationale[1]. Bien qu’autrefois démocrate et partisan décidé des droits des états, il passait depuis la guerre civile pour un véhément abolitioniste, pour un radical de l’école avancée, et c’est pour complaire à ce parti extrême que la convention républicaine de Baltimore avait mis son nom sur le ticket électoral à côté de celui du président Lincoln. On pouvait donc craindre qu’il ne se laissât emporter par sa propre colère et par l’universelle exaspération de l’opinion publique à des actes de rigueur inutile ou à d’injustes représailles qui eussent compromis peut-être le succès de la grande campagne pacifique qui allait s’ouvrir.

Lui-même, il semblait prendre plaisir à justifier ces craintes. Il disait dans un discours en réponse à une députation de l’Illinois : « Il faut apprendre au peuple américain, s’il ne le sait déjà, que la trahison est un crime, le plus grand des crimes, — que le gouvernement ne se montrera pas toujours patient envers ses ennemis, et qu’il est puissant non-seulement pour protéger, mais pour punir. » Une autre fois, en réponse à une députation de la Pensylvanie, il semblait promettre au ressentiment populaire les têtes des chefs et des instigateurs de la rébellion. — « A la foule ignorante, trompée, enrôlée de force, en un mot à la grande masse égarée du peuple, je dirai seulement : Clémence, réconciliation, restauration de l’ancien gouvernement ; mais aux trompeurs eux-mêmes, au traître influent, délibéré, qui a attenté à la vie de la nation, je dirai : Qu’à vous soient infligés les plus rigoureux châtimens de votre crime ! Je comprends bien comme il est facile de se laisser aller à l’exercice de la merci,…. mais la merci sans la justice est un crime[2]. » — En même temps il décrétait d’arrestation

  1. Voyez, sur le président Johnson, la Revue du 15 octobre 1865.
  2. Je crois devoir citer quelques autres passages de ce discours, remarquable à plus d’un titre, et qui fait bien pénétrer dans la pensée intime du président Johnson en montrant à quel point de vue politique plutôt que moral cet ancien maître d’esclaves converti à l’abolition avait voué à l’esclavage la haine vigoureuse dont il a fait preuve pendant la guerre : « Je ne puis dire qu’une chose, ma vie publique passée doit servir d’indice de ce que sera ma conduite future….. Je sais qu’il est aisé de crier démagogue !….. Si c’est du démagogisme que de plaire au peuple, si c’est du démagogisme que de contribuer à son bien et à son avancement, oui, je suis un démagogue…. Un grand monopole existait, celui de l’esclavage, sur lequel s’appuyait une aristocratie. C’est le devoir des hommes libres que d’abattre les monopoles….. C’est pourquoi j’ai combattu toujours l’aristocratie, je l’ai combattue sous toutes ses formes ; mais il y a une sorte d’aristocratie qui a toujours gagné, qui gagnera toujours mon approbation et mon respect : l’aristocratie du talent et celle de la vertu, l’aristocratie du mérite ou celle de l’estime publique, l’aristocratie du travail, qui repose sur une industrie honnête. — Celle-là aura toujours mon respect. »