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son importance du moment ; mais elle n’a pas d’autre chance pour faire adopter ces conceptions plus larges et meilleures qui sont sa loi et son devoir. M. Roebuck aura une pauvre opinion d’un adversaire qui ne répond à ses chants de triomphe qu’en murmurant tout bas : « Wragg est sous les verrous ! » mais il n’est pas d’autre moyen pour amener graduellement ces chants de triomphe à se modérer, à se dégager de ce qu’ils ont d’excessif et de choquant, à vocaliser sur un ton plus doux et plus vrai. »

Que de nombreux lecteurs ne partagent pas les idées de M. Matthew Arnold, il est impossible de s’en étonner quand on vient de lire cette page. Ce n’est pas là une plume populaire ; elle se plaît dans des vérités qui ne le sont pas. Très habile à sonder le temps actuel, elle tourne son habileté à l’accuser, à le redresser. Le livre si distingué qu’elle nous donne est souvent une charge à fond sur la foule des philistins, car elle adopte ce terme allemand et cette injure universitaire. Les pages de M. Matthew Arnold sur le philistinisme anglais rappellent à la mémoire celles de Hazlitt sur John Bull. Les vrais critiques, ceux qui ne regardent pas tous les matins à leur thermomètre et ne craignent pas de s’exposer à la bise, ont un jour ou l’autre l’occasion de dire à leurs concitoyens leurs vérités. Hazlitt était le critique du sens individuel. Mieux que tout autre, il a exprimé les idées littéraires qui ont prévalu dans le premier tiers du siècle. Nous voilà maintenant en présence d’un critique auquel nous souhaitons une aussi heureuse fortune, mais qui pense tout autrement. Hazlitt était un homme de parti et de passion ; Matthew Arnold fait profession de n’avoir ni l’un ni l’autre. Hazlitt n’écoutait que le sentiment ; Matthew Arnold veut des règles. Hazlitt ne souffre pas les justes milieux ; Matthew Arnold a le culte de la raison. Hazlitt est très Anglais, et il ne prend à l’étranger que ce qui lui est nécessaire pour exalter un génie anglais ou pour combattre une renommée anglaise : Matthew Arnold est cosmopolite, et, pour être plus fort contre la masse inerte du public, il généralise ses vues et met l’antiquité, la France et l’Allemagne de la partie.

On pourra ne point partager les idées de M. Matthew Arnold, on ne lui contestera pas l’originalité. Un critique anglais qui met la littérature courante de son pays au-dessous de la nôtre, qui trouve des imperfections originelles à la race anglo-saxonne, des taches aux racines de sa langue, des défauts à la constitution britannique, surtout des inconvéniens à l’esprit pratique et utilitaire, ne produit-il pas au lecteur l’effet d’une intelligence qui s’est dénationalisée, tant nous sommes habitués à voir tout l’esprit de la race dans quatre ou cinq Anglais de notre temps[1] ?

  1. Cependant l’entreprise de M. Arnold n’est pas sans exemple. Tout ce qu’il estime « imparfait, indigne de la première race du monde, » a été critiqué, battu en brèche par des Anglais. Carlyle, pour ne citer que lui, l’a fait avec la force de la passion.