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sa pensée. On ne peut mieux définir sa critique qu’en disant qu’elle aboutit aux idées françaises. Il reste à indiquer quelques-uns de ses jugemens.

Les grands poètes anglais de ce siècle ont été trop personnels pour gagner entièrement sa conscience de philosophe et son intelligence de critique. Nul ne dira que lord Byron manque d’âme, il faudrait n’avoir pas lu Child-Harold ; mais lord Byron a-t-il la profondeur d’un grand poète, par exemple celle d’un Goethe ? M. Matthew Arnold pencherait plutôt pour Shelley, et le panthéisme poétique de son Empédocle sur l’Etna l’a fait compter parmi les poètes shelleyïstes. Cependant l’intelligence de Shelley a été privée de la culture que l’on reçoit de la pratique des hommes, et l’idéalisme glacé de ses conceptions communique à ses vers une pureté immatérielle un peu froide. L’âme n’est pas seulement l’immatériel, c’est la vie. Il y a plus d’âme et de vie réelle dans Keats et dans Wordsworth ; aussi M. Matthew Arnold revient-il sans cesse à eux. Entre ces deux poètes si différens, le premier bien peu connu en France, le second mal connu, toutes les prédilections de M. Arnold sont évidemment pour Keats. Il le compare à Maurice de Guérin, et en effet Keats ressemble à l’auteur du Centaure. Mort d’épuisement et tout jeune comme Maurice, comme lui doué d’une riche imagination, il est plein de chaleur quand il exprime la nature vivante et universelle. Son vers n’est pas seulement le coup de pinceau des maîtres d’autrefois, de Milton, de Virgile ou de Lucrèce ; il interprète la nature physique, il la rend vivante et parlante. Encore une ressemblance avec Maurice de Guérin ! Seulement M. Arnold va trop loin quand il met Maurice de Guérin au niveau de Keats. Celui-ci a plusieurs pages d’un véritable maître ; il n’y en a pas une dans les vers de Maurice. On sent je ne sais quelle faiblesse de tempérament dans ce poète inachevé comme sa destinée.

Keats a d’autres droits que sa riche et fraîche imagination pour plaire à M. Matthew Arnold : il devait le charmer par là même où il déplaisait aux critiques d’il y a quarante ans, par son goût égal pour la fable païenne et pour les légendes gothiques, par cette poésie amoureuse de sa propre beauté, et qui n’a d’autre but que de vivre, de fleurir et de se plaire à elle-même.

Quelle distance de ce jeune poète d’une sensibilité maladive au vénérable et solitaire Wordsworth ! Celui-ci enferme la nature dans une sorte de sanctuaire mystérieux où il n’admet qu’un petit nombre d’initiés. Cette religion des lakistes se compose de plus d’antipathies que de sympathies. On était lakiste surtout parce que l’on fuyait la vie, commune, les goûts communs. Hazlitt a rempli trois ou quatre pages fort amusantes de toutes les aversions que devait