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produit et chaque aune d’étoffe qu’on fabrique en Angleterre diminuent d’autant le prix dont je paie le blé et les étoffes. Par conséquent mon intérêt est non pas de tuer l’Anglais qui a produit le blé ou fabriqué l’étoffe, mais de souhaiter qu’il en fabrique ou produise deux fois davantage.

Jamais civilisation humaine ne s’est trouvée dans des conditions semblables ; c’est pourquoi on peut espérer que celle-ci, étant mieux bâtie que les autres, n’ira pas se lézardant, puis s’effondrant comme les autres ; du moins on est autorisé à croire que parmi des ébranlemens ou des inachèvemens partiels, comme en Pologne et en Turquie, elle subsistera et s’achèvera dans les principaux emplacemens où l’on voit ses constructions s’élever. D’autre part, la grandeur des états, l’invention de l’industrie, l’institution des sciences qui consolident l’édifice, nuisent aux individus qui l’habitent, et chaque homme isolé se trouve amoindri par l’extension énorme de l’établissement dans lequel il est compris.

D’abord les sociétés, pour devenir plus solides, sont devenues trop grandes, et la plupart d’entre elles, pour mieux résister aux attaques étrangères, se sont trop subordonnées à leur gouvernement. Parmi les hommes qui les composent, neuf sur dix, parfois quatre-vingt-dix-neuf sur cent, sont des provinciaux, des administrés, qui, sauf de rares secousses, ne prennent point part à la vie publique, oublient les passions générales, entrent dans la communauté comme des solives dans une bâtisse, ou du moins végètent, désaffectionnés, inertes, dans de petits plaisirs et de petites idées, à la façon des mousses parasites sur un toit. Comparez leur vie à celle des Athéniens au Ve siècle et des Florentins au XIVe.

En outre, pour devenir efficace, l’industrie s’est trop subdivisée, et l’homme transformé en ouvrier devient un rouage. Fourier disait que dans l’état idéal du globe sociétaire, les hommes ayant reconnu que les petits pâtés ne sont pas encore à la hauteur de la civilisation, deux caravanes de cent mille artistes culinaires choisis se rassembleraient en un endroit convenable, par exemple sur les bords de l’Euphrate, et concourraient à grand renfort d’expérience et de génie. Le vainqueur, recevant un centime par tête d’homme, se trouverait très riche, et de plus serait médaillé. Ceci est l’image grotesque de notre industrie. Considérez une exposition universelle, les efforts énormes consacrés à perfectionner les cuvettes, les bottes, les coussins élastiques, avec récompense proportionnée. Il est triste de voir cent mille familles, employer leurs bras et trente hommes supérieurs dépenser leur génie pour donner du brillanté à une étoffe de coton.

En dernier lieu, la science, pour devenir expérimentale et sûre,