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de la terre ? Les hommes arracheront les racines des plantes, étudieront les propriétés des sucs naturels, observeront la nature des pierres, disséqueront non-seulement les animaux, mais eux-mêmes, voulant savoir comment ils ont été formés. Ils étendront leurs mains hardies jusque sur la mer, et, coupant le bois des forêts spontanées, ils passeront d’une rive à la rive opposée pour se chercher les uns les autres. Ils poursuivront les secrets intimes de la nature jusque dans les hauteurs, et voudront étudier les mouvemens du ciel. Ce n’est point encore assez ; il ne reste plus à connaître que le point extrême de la terre ; ils y voudront chercher l’extrémité dernière de la nuit. S’ils ne connaissent pas d’obstacle, s’ils vivent exempts de peine, à l’abri de tout souci et de toute crainte, le ciel même n’arrêtera pas leur audace, et ils voudront étendre leur pouvoir sur les élémens. »

Et Mômos engage Hermès à donner aux hommes le désir et l’espérance vaine, le souci et la douloureuse morsure de l’attente trompée, à leur inspirer les amours mutuels et les désirs tantôt satisfaits, tantôt déçus, « afin que la douceur même du succès soit un appât qui les attire vers de plus grands maux. » Isis s’interrompt et ajoute : « Tu souffres, Hôros, en écoutant le récit de ta mère ? L’étonnement et la stupeur te saisissent devant les maux qui s’abattent sur la pauvre humanité ? Ce que tu vas entendre est plus triste encore. Les paroles de Mômos plurent à Hermès ; il trouva que l’avis était sage, et il le suivit. » Et l’auteur décrit d’une façon assez énigmatique un frein qu’Hermès imagine d’imposer à la vie humaine, la dure loi de la nécessité.

Ce personnage de Mômos n’est pas sans analogie avec le Satan du livre de Job, mais cette analogie ne peut passer pour une imitation. Le ton d’amertume avec lequel l’auteur parle de la civilisation humaine fait penser au livre d’Énoch, qui représente les arts et les sciences comme des œuvres mauvaises, enseignées par les anges aux géans nés de leur union avec les filles des hommes. Ces sciences maudites que le livre d’Énoch confond avec la sorcellerie entraînent la condamnation des anges et la destruction des géans par le déluge. Cette haine de la civilisation devait se produire avec plus de violence chez les Juifs en raison de l’horreur que leur inspiraient les grands peuples civilisés qui menaçaient leur indépendance ; cependant on la trouve, quoique sous des formes amoindries, dans d’autres traditions religieuses, par exemple dans le mythe de Pandore et dans le supplice de Prométhée, audax Iapeti genus. La civilisation est une lutte de l’homme contre les dieux, c’est-à-dire contre les puissances de la nature, et comme ses bienfaits sont accompagnés de maux inévitables et de vices inconnus