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et leurs confidences d’outre-tombe nous arrivent au milieu d’un monde bien différent de celui où elles vécurent, les générations se sont succédé, chacune enchérissant sur sa devancière par un accroissement d’audace, si bien qu’en contemplant de leur coin retiré le spectacle du monde présent, les sages inconnus qui vivent parmi nous ont sans doute plus d’une fois l’occasion de réciter la conclusion de l’ode d’Horace : Audax omnia perpeti, humana gens ruit per vetitum nefas….. Une note âpre, dure, stridente, résonne partout en souveraine, et l’on peut dire que c’est ailleurs encore qu’au théâtre que Bellini a cédé la place à Verdi. Ce qui restait de traditions parmi nous a péri ou tombe rapidement dans l’oubli, et l’on n’aperçoit pas que les générations nouvelles aient souci d’autre chose que du présent. Quel contraste entre cet état moral et celui que révèle le livre de Mme Craven ! Ici au contraire c’est le présent qui est oublié, ou qui, s’il est regardé, n’est regardé que d’un œil distrait et avec une indifférente bienveillance ; ici c’est du passé que tout relève, c’est de lui que viennent les parfums fins et doux qui s’échappent des pages de ce livre, c’est lui qui inspire les vertus des personnes dont il nous entretient, c’est lui qui leur donne en face de la vie et du monde modernes leur attitude à la fois modeste et ferme, composée en partie de résignation, en partie de résistance passive. Cependant nous pourrons nous tenir pour heureux, si, en oubliant les vertus d’un passé dont chaque jour les éloigne davantage, les générations nouvelles oublient en même temps ses haines, et regardent le passé sans plus de rancune que les personnages de ce livre regardent le présent. Mais ne viendra-t-il jamais une génération qui saura réciter le verbe vivre dans ses trois modes principaux, au passé, au présent et au futur ? En attendant la réalisation peu prochaine de ce vœu, il nous a paru que, par le temps de robuste incrédulité qu’il fait, le spectacle d’âmes originales croyant en Dieu et ayant confiance en lui pouvait présenter quelque intérêt et même quelque nouveauté.


EMILE MONTEGUT.