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L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

doutes s’élèvent sur ce point lorsqu’on voit la plupart des auteurs contemporains ne parler d’un tel livre que vaguement, sur ouï-dire, et sans jamais le citer textuellement, quand on remarque d’ailleurs entre leurs témoignages les contradictions les plus flagrantes sur la nature et l’origine du livre. En voyant ce volume introuvable servir d’aliment et de prétexte aux passions et aux intérêts qui se disputaient le monde au XIIIe siècle, on est par momens tenté de le placer dans la même catégorie que le livre des Trois imposteurs, qui bien certainement n’a jamais existé[1], au rang de ces chimères créées par la calomnie, et toujours tenues en réserve contre ceux qu’il importe de perdre. Le mot d’Evangile éternel en effet, pris comme le nom d’une école, apparaît pour la première fois dans le monde théologique en 1254. C’était le moment où les querelles de l’université avec les ordres mendians et des ordres mendians entre eux avaient atteint le plus haut degré de vivacité. L’Évangile éternel devint dans cette mêlée générale une arme pour les différens partis. Les dominicains le reprochaient aux franciscains et ceux-ci aux disciples de saint Dominique. L’université, par l’organe de Guillaume de Saint-Amour, en accusait les mendians, et, en vertu d’un singulier retour, Guillaume de Saint-Amour en passait lui-même pour l’auteur aux yeux de l’opinion[2].

À bien des égards, nous pouvons mieux que les contemporains démêler ces confusions. Certes l’Evangile éternel ne provient ni des dominicains ni de l’université ; il provient de cette fraction dissidente de la famille de Saint-François qui, gardant au milieu de l’amollissement général de l’ordre l’esprit du fondateur, continua de croire, durant le XIIIe siècle et une partie du XIVe que la règle séraphique renfermait le principe d’une régénération de l’humanité, un second Évangile supérieur au premier par sa perfection et par la durée qui lui était assurée. Sur ce point, le doute n’est plus permis ; mais sur tout le reste que d’incertitudes ! A-t-il réellement existé un livre intitulé l’Evangile éternel ? S’il a existé, quel en est l’auteur ? Ce livre est-il conservé en tout ou en partie ? reste-t-il quelque espérance de le retrouver ? Telles sont les questions que je vais essayer de résoudre au moyen de certains documens ou inédits ou dont la critique n’a pas encore tiré tout le parti possible. Les écrits de Joachim, en toute hypothèse, ayant été le prétexte et ayant fourni la matière de l’Evangile éternel, une discussion critique de l’authenticité des ouvrages de Joachim

  1. Voyez mon essai sur Averroès et l’Averroïsme, p. 292 et suiv. (2e édit.).
  2. Voyez l’article de M. Daunou sur Jean de Parme, dans le tome XX de l’Histoire littéraire de la France, p. 23 et suiv., et les additions aux articles de Guillaume de Saint-Amour et de Gérard d’Abbeville, dans le t. XXI, p. 468 et suiv.