Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
REVUE DES DEUX MONDES.

de la parfaite soumission à l’Église seraient surpris de ce ton d’hostilité implacable et de rage concentrée.

Nous nous abstiendrons de rechercher si de nos jours Joachim pourrait encore réclamer quelque postérité légitime[1]. Pour conserver un sens précis au mot d’Evangile éternel nous croyons qu’il faut le restreindre à la première phase de ce vaste mouvement, dont le centre est dans l’ordre de Saint-François, et qui devait aboutir à de si curieuses aberrations populaires. Telle qu’elle est, malgré ses défaillances et son mauvais succès, cette tentative n’en est pas moins l’essai le plus hardi de création religieuse dont les siècles modernes offrent l’exemple, et l’on peut dire qu’elle eût changé la face du monde, si toutes les forces disciplinées et réfléchies du XIIIe siècle ne l’eussent brusquement arrêtée. L’église romaine, l’université de Paris, l’ordre de Saint-Dominique, le pouvoir civil, si souvent ennemis, se trouvèrent ligués contre des prétentions qui n’allaient à rien moins qu’à changer les conditions fondamentales de la société humaine. L’atrocité des moyens employés pour anéantir ces étranges doctrines nous révolte ; une foule d’instincts louables furent enveloppés dans la condamnation qui les frappa ; on peut dire néanmoins que le véritable progrès n’était pas avec ces bons sectaires. Il était dans le mouvement parallèle qui portait l’esprit humain vers la science, vers les réformes politiques, vers la constitution définitive d’une société laïque. Dès 1255, on put déjà reconnaître que le progrès, comme l’entendent les sociétés modernes, vient d’en haut et non d’en bas, de la raison et non de l’imagination, du bon sens et non de l’enthousiasme, des hommes sensés et non des illuminés qui cherchent dans de chimériques rapprochemens les secrets de la destinée. Certes le penseur ne peut que saluer avec respect l’homme qui, pénétré d’une haute idée de la vie humaine, proteste contre l’imperfection nécessaire de tout état social et rêve une loi idéale conforme aux nobles besoins de son cœur ; mais tous les efforts humains ne sauraient déplacer la limite du possible. Le monde est le résultat de causes trop compliquées pour qu’on puisse espérer de le faire tenir dans les cadres d’un système absolu. Aucun symbole ne saurait exprimer la marche de l’humanité dans le passé, encore moins contenir la règle de son avenir.

Ernest Renan.
  1. Comment oublier cependant le beau roman de Spiridion, où la figure de Joachim a été heureusement devinée, et introduite dans l’ensemble du tableau avec un art merveilleux ?