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LE DERNIER AMOUR.

tendis en bas une grosse voix de bon augure dont le timbre me révéla la franchise et la cordialité. Je m’habillai à la hâte, je descendis, certain que j’allais trouver un ami.

Dans la salle commune, il y avait en effet un beau montagnard entre deux âges, demi-paysan, demi-bourgeois, qui causait amicalement avec l’hôte, et qui m’offrit place à sa table. Je sus bientôt qu’il faisait des affaires dans le pays ; il avait acheté une coupe de bois à mi-côte de la montagne ; il venait de recruter une douzaine d’ouvriers en pays suisse, il n’en avait pas assez ; il se proposait de descendre le Simplon italien pour en aller chercher d’autres. Je m’offris à lui ; j’avais eu assez de travaux de ce genre à surveiller pour savoir comment on se sert de la cognée et de quelle façon on abat et dépèce un arbre. Mon costume et ma peau hâlée ne démentaient en rien la condition pour laquelle je m’offrais, Jean Morgeron accepta mon offre et m’enrôla.

Ma figure a toujours eu le privilège d’inspirer la confiance ; il ne me fut pas fait de questions embarrassantes, et je n’eus pas besoin de dire que je n’avais pas de quoi acheter les outils nécessaires. Le patron me fit une avance de vingt francs, me conduisit au bord du précipice et me montra au loin, sous mes pieds, le bois où je trouverais le campement de mes compagnons.

Je passai là six semaines, travaillant bien et beaucoup, vivant en bonne intelligence avec tous mes camarades, de quelque humeur qu’ils fussent. J’étais aimé des uns, j’avais un peu d’influence sur les autres. Je me portais bien, j’étais content de moi. Le pays était admirable. Je m’étonnais de me trouver heureux après tous mes malheurs, et n’ayant derrière moi que des souvenirs amers, devant moi rien qu’une vie séparée du passé par des abîmes, je trouvais une jouissance réelle dans la faculté de jouir enfin d’un présent supportable.

Jean Morgeron, qui venait souvent surveiller l’ouvrage, me prit vite en grande amitié, et un jour que je faisais avec lui et pour lui le compte de ses dépenses et la supputation de ses profits : — Vous n’êtes pas ici à votre place, me dit-il. Vous avez reçu de l’éducation dix fois plus que moi, et vingt fois plus qu’il ne convient à un simple bûcheron. Je ne sais pas qui vous êtes, vous ne paraissez pas pressé de le dire ; peut-être avez-vous quelque chose sur la conscience…

— Patron, lui dis-je, regardez-moi. J’ai eu quatre-vingt mille livres de rente, je n’ai plus rien, et, ce qui est bien plus grave, j’ai douloureusement perdu tout ce que j’ai aimé. Il n’y a pas si longtemps de tout cela que j’aie pu l’oublier. Eh bien ! vous me voyez manger gaîment, dormir en paix sous la feuillée, travailler sans