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— Je le sais, murmura Lesneven. J’étais loin alors, car depuis cette nuit votre maison m’étoufle.

— Bien obligé ! repartit le gentilhomme. Vraiment cette fille de Bochardière fait une dame de Croix-de-ie fort bien tournée. Quand je songe que cette jolie figure-là est le fruit des amours de cet effronté robin qui s’est engraissé de nos sottises !… Je suppose que la nouvelle marquise est toute la première étonnée de son bonheur et de sa fortune : elle se croit reine ; mais voilà où est le plaisant, c’est que Mme la marquise, accoutumée à voir tout céder devant elle, défie maintenant Dieu et le diable. Elle a décidé que ce Croix-de-Vie, qui est son bien, lui resterait, et qu’il ne devait point se tuer ni devenir fou comme les autres. Elle ne veut pas qu’il devienne fou, ni qu’il se tue, entendez-vous ? elle ne le veut pas ! Et le maître des Aubrays se prit à rire. Cette grossière et furieuse gaîté ployait en deux son corps immense, la couleur de brique de son visage passait au pourpre. — Oh ! oh ! répétait-il, c’est qu’elle ne le veut pas !

— Mais vous, dit Lesneven en le regardant en face, vous le voulez bien ! Que vous ont fait ces Croix-de-Vie ? Pourquoi les haïssez vous si fort ?

— Sang de Dieu ! répliqua le gentilhomme, je ne les hais point. Son ricanement farouche s’arrêta tout court ; il posa la main sur le bras de Lesneven. — Une question à mon tour, lui dit-il. Pourquoi, le jour de l’assaut de Bochardière, le marquis a-t-il saisi un fusil en entendant votre nom ? Il s’est ensuite évanoui, et il a dormi deux jours. Qu’avez-vous de commun avec ce marquis du diable ? Qu’est-ce que votre nom de Lesneven fait aux Croix-de-Vie ?

— Laissez-moi ! s’écria Lesneven, ne me tentez point. Ne sentez-vous pas bien que ce mystère étrange est la seule raison que j’aie eue jamais de devenir votre hôte, votre instrument, votre jouet peut-être, dans tous les lâches et vains projets que nous n’avons cessé de former ensemble ? Je m’étais juré de savoir quelle puissance avait mon nom sur ce marquis que j’abhorre comme vous ; mais moi je connais du moins la source de ma haine. J’ai eu la curiosité d’apprendre pourquoi M. de Croix-de-Vie s’est troublé à ma vue, pourquoi il a voulu me frapper du fusil de son valet…

— Pourquoi ? pourquoi ? fit le maître des Aubrays. Eh ! je m’y perds. Je devrais pourtant connaître leur histoire.

— Et moi je renonce à percer cette sotte énigme ! Je quitte ce pays où la raison humaine est malade. J’emporte une douleur que vous n’êtes point fait pour comprendre, et que je rougis de vous avoir permis de connaître.

— Grand merci, dit le maître des Aubrays. Je vois que vous emportez aussi de la reconnaissance pour l’ami…