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dents serrées ; les terribles accens qui avaient mis le garde-général en fuite lui répondirent. Alors un souvenir et un rapprochement jaillirent comme deux éclairs des ténèbres naturelles de son esprit et de l’aveuglement de sa fureur. Puis malgré sa hardiesse et sa dureté grossières, malgré sa haine, il baissa la tête et sentit qu’il tremblait.

Ce jour était le 22 septembre. Martel VI de Croix-de-Vie, dont apparemment M. des Aubrays connaissait l’âge, avait eu trente-trois ans et demi ce jour même. Voilà pourquoi le fou Siochan était agité depuis la veille. Le marquis venait d’atteindre la moitié du terme funeste. Son père n’était pas allé si loin. Martel V n’avait que trente-trois ans et deux mois lorsqu’il s’était broyé la tête sur les rochers.


XVIII.

Violante, en rentrant au château, était allée trouver la douairière, et celle-ci avait parlé. La jeune marquise connaissait désormais le lien qui rattachait les des Aubrays aux Croix-de-Vie. Elle sortit de l’appartement de sa belle-mère ; le hasard la conduisit au salon de famille, elle s’y accouda sur une croisée. Chose étrange, elle se sentait à peine émue de ce qu’elle venait d’entendre, et ce nouvel avertissement du destin ne l’avait pas effrayée. Elle se prit à songer que Martel, en l’aimant, avait fait non-seulement une belle et douce chose, mais aussi une chose sage. Une autre femme l’eût rendu aussi heureux peut-être, mais pas une femme au monde ne l’aurait si bien défendu ; pas une n’aurait fixé d’un regard si net et si sûr la trame funeste qui enveloppait à Croix-de-Vie les âmes et les raisons. Toutes se seraient troublées au premier signe du péril, toutes auraient essayé maladroitement de se débattre contre ce réseau terrible, comme des oiseaux prisonniers se heurtant aux barreaux de leur cage et du premier coup y brisant leurs ailes, et toutes auraient perdu sans retour la paix du visage et la puissance du sourire.

La marquise Violante sentait sa force et souriait. Ses yeux cherchèrent Martel dans les jardins. Elle prêta l’oreille pour saisir le bruit de ses pas, si, comme elle n’en doutait point, il suivait sa trace dans la maison. Elle ne vit et n’entendit rien : où était-il ? Son front tout à coup se plissa, elle quitta ce salon où ils passaient toujours ensemble la fin des après-dînées, sûrs de le trouver désert à cette heure, et où il ne songeait pas, ce jour-là, à venir la rejoindre ; elle prit avec impatience le chemin de son appartement. Martel y était. Violante ne s’attendait point à l’y trouver. Elle laissa échapper un petit cri de plaisir. Il était seul ; mais elle lui