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LE DERNIER AMOUR.

mamelon que, dans ses plus fortes crues, le torrent ne pourrait couvrir. L’idée était bonne ; restait à savoir, d’après l’inspection des lieux et la nature du terrain, si elle était réalisable.

Nous traversâmes un col de montagne à travers un glacier, et à quelques milles au-dessous nous nous arrêtâmes au flanc d’une belle colline dont une partie appartenait à mon patron. Il y possédait en outre un grand chalet richement, quoique rustiquement construit, et flanqué de dépendances bien aménagées pour les troupeaux, les récoltes, les abeilles, etc.

À l’aspect de cette belle et pittoresque demeure, située de la façon la plus charmante dans une région tiède et entourée de riches pâturages, j’éprouvai un vif désir de me rendre sérieusement utile à mon ami et de fixer ma vie près de lui.

Comme je lui faisais compliment de son habitation, un nuage passa sur son front : — Oui, dit-il, c’est une résidence de prince pour un homme comme moi ! On y serait heureux avec une femme et des enfans, et pourtant j’y vis en garçon et n’y demeure qu’en passant. Je vous expliquerai cela… plus tard ! Il faudra bien que vous sachiez tout, si vous y restez.

Un jeune homme brun, à l’accent étranger, à la figure intelligente et distinguée, et vêtu en villageois recherché, vint au-devant de lui avec des démonstrations de joie. — La maîtresse est allée vendre deux chèvres, lui dit-il. C’est elle qui va être surprise et joyeuse en rentrant !… Et comment va la santé ? Et combien de temps aura-t-on le contentement de vous garder cette fois ?

— C’est bon, c’est bon, Tonino ! répondit le patron d’un ton assez brusque, quoique bienveillant. On verra ça. Ne nous étourdis pas de complimens et fais-nous dîner si tu peux.

Le repas fut excellent et servi avec une propreté extrême. Tonino paraissait être à la fois un ouvrier et un domestique. Il était plein d’adresse pour manier la vaisselle, et il commandait à la servante aussi bien qu’eût pu le faire une maîtresse de maison ; mais la véritable maîtresse arriva pour nous servir le café. — Voilà ma sœur, me dit le patron en la voyant descendre le sentier qui nous faisait face.

Je regardai cette femme. J’attendais une forte et respectable matrone. Je fus surpris de voir une petite personne mince, élégante, alerte, et qui me parut toute jeune. — Elle a trente ans, quinze ans de moins que moi, me dit le patron ; elle est d’un second mariage de mon père. Nous avons mis nos intérêts en commun parce qu’elle s’entend à les faire valoir, et que nous ne devons nous marier ni l’un ni l’autre.

Je craignis d’être indiscret en demandant la cause de cette