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UN ESSAI DE ROMAN NATIONAL.

sûr d’être exempté du service militaire, et qui n’a d’autre idée politique que son bon sens mis en éveil par son intérêt personnel. Le désespoir de Joseph Bertha, quand, malgré son infirmité, il est déclaré bon à partir, ses adieux à sa fiancée, sa loyale résistance aux conseils de sa tante Grédel qui l’engage à se cacher dans la montagne ou à s’enfuir en Suisse, l’austère langage de son patron Melchior Goulden qui, tout en maudissant les excès de la guerre, adjure Joseph de faire son devoir, voilà qui en dit plus que les réflexions les plus éloquentes. Sans cesse le récit est relevé et comme fixé dans l’âme du lecteur par des mots dont on complète aisément le sens. On a sous les yeux le contraste du deuil et de l’inquiétude de presque toutes les familles de Phalsbourg avec les Te Deum perpétuels qui célèbrent de ruineuses victoires. Plus loin, Goulden révèle par ces simples mots le funeste effet de l’absolutisme militaire : « puisque les soldats étaient tout chez nous, et que nous n’avons plus de soldats, nous ne sommes plus rien ! » — Et il s’écrie : « Si ceux qui sont nos maîtres pouvaient se figurer, au commencement d’une campagne, les pauvres vieillards, les malheureuses mères auxquelles ils vont en quelque sorte arracher le cœur et les entrailles pour satisfaire leur orgueil ; s’ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leurs gémissemens au moment où on viendra leur dire : « Votre enfant est mort… vous ne le verrez plus jamais !… s’ils pouvaient se figurer les larmes de ces mères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pour continuer… » — Voilà la note dominante. Sur les lèvres de ces obscures victimes de la guerre, cette thèse, commentée par les événemens qui se pressent et amènent chaque jour de nouvelles scènes de carnage, est plus persuasive que si elle empruntait ses argumens à la philosophie et à l’histoire.

Ces citations nous suffisent pour caractériser le procédé de MM. Erckmann-Chatrian. Nous ne les suivrons pas sur ces champs de bataille, à travers ces journées terribles où la guerre prit des proportions plus effrayantes et plus destructives qu’elle n’en avait jamais eu, et ressembla à une lutte de titans déchaînés par les furies. Chaque détail en a été consigné dans des livres dont on connaît l’autorité et l’éloquence, et qui peuvent, eux aussi, passer pour nationaux. Entre ces livres et le genre de récit des auteurs du Conscrit et de Waterloo, il y a la même différence qu’entre les grands tableaux de bataille où le peintre semble s’être placé sur une hauteur, dans les rangs de l’état-major, à deux pas du général en chef, hors de la portée des boulets, et ces toiles épisodiques qui représentent un jeune soldat mourant seul au fond d’un ravin ou un blessé étanchant sa soif au bord d’un ruisseau. Des batailles de Lutzen, de Leipzig, de Mont-Saint-Jean et de Waterloo, Joseph Bertha ne raconte que ce qui se trouve en contact direct avec lui. C’est une voix au milieu de cette immense clameur, une larme dans cette tempête de gémissemens et de sanglots, une goutte de ces torrens de sang qui emportent la vie d’une génération et d’un pays.