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LE DERNIER AMOUR.

je cède et flatte ses manies, elles lui donnent la fièvre. Que faire, monsieur Sylvestre, que faire ? Assistez-nous d’un bon conseil, car je me sens devenir folle aussi.

J’avais assez étudié le caractère et le tempérament de Jean Morgeron j^our les connaître. Je savais que la locomotion, le changement continuel d’air et de lieu étaient nécessaires à sa nature inquiète. Mon absence et celle de Tonino l’avaient cloué toute une saison à ses travaux. C’était trop pour lui. Félicie, à qui je fis part de cette réflexion, la trouva juste, et nous cherchâmes ensemble un prétexte pour faire voyager le cher patron, sans lui laisser voir nos préoccupations.

Je trouvai vite ce prétexte. Tonino était retenu à Lugano par le chagrin de son vieux père, qui ne voulait pas quitter son pays, et qui tombait pourtant dans le désespoir à l’idée de se séparer de lui. Le comte tisserand était fier et ne voulait pas être à la charge des Morgeron, qui ne pouvaient lui garantir l’emploi de son métier dans leur vallée. Jean, avec sa bonté, sa rondeur et sa franchise, pouvait seul vaincre les scrupules du vieillard et le décider à venir avec son fils habiter la Diablerette. Quand on invoquait le bon cœur de Jean en flattant son amour-propre, on était sûr de le déterminer bien vite. Aussi son départ fut-il décidé le lendemain même. L’idée de voyager, d’agir, de parler, de convaincre, d’être utile, de se montrer aimable et généreux, dissipa sa mélancolie ; il fit avec gaîté les apprêts de son excursion, me confiant le soin des travaux à continuer, et remettant à son retour avec Tonino la fête d’inauguration de son île.

Il détestait les voitures publiques, il y étouffait quand il y trouvait des compagnons de route, et quand il n’en trouvait pas, il s’y ennuyait mortellement. Il faisait donc toutes ses courses à cheval, et il équipa lui-même avec soin son robuste et fidèle bidet de voyage. Nous le pressions, craignant qu’il ne se ravisât. Hélas ! en croyant le sauver, nous le poussions à sa perte.

Je pris un autre cheval pour l’escorter jusqu’à la sortie des montagnes. Je le quittai quand nous eûmes atteint la plaine, après avoir déjeuné avec lui dans une petite auberge où il fut gai et aussi calme qu’il lui était permis de l’être. Ses fantômes semblaient complètement dissipés, il causait avec raison et bonté de la situation de Tonino et de sa famille.

Quand nous nous fûmes cordialement embrassés, quand il eut lestement enfourché sa monture ardente et solide, qui partit à fond de train, faisant résonner son équipage plaqué d’argent et ses fontes de pistolet, je le suivis des yeux longtemps à travers la plaine. Pouvais-je croire que je voyais pour la dernière fois cet homme si ro-