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LE DERNIER AMOUR.

de dix mois sur douze ; mais ces envahissemens subits et pour ainsi dire mécaniques de l’âpre hiver au milieu de notre station tempérée ajoutaient au pittoresque et à l’étrangeté du site. Il n’était pas rare de voir descendre une dentelure de glaces tout auprès de nos figuiers chargés de fruits, ou de voir, au milieu de l’été, nos prairies altérées reverdir sous l’inondation passagère d’une fonte de neiges.

Je menais toujours la même vie active et régulière. Tout le jour, je travaillais en faisant travailler ; tous les soirs, je trouvais mon repos et ma récompense dans le tête-à-tête avec mon intéressante et chère compagne. J’arrivais à me sentir plus heureux que je ne l’avais été de ma vie, et à croire à cette chimère qu’il y a quelque chose de durable en ce monde.

Il était convenu que nous nous marierions au printemps, et tout effroi s’était évanoui chez moi. Un soir je trouvai Félicie en larmes. — Mon pauvre oncle est mort, me dit-elle. Il n’était pas très âgé, mais son métier de tisserand dans un atelier humide l’avait tellement vieilli qu’il n’a pu supporter une courte maladie. C’était un homme excellent et qui m’avait accueillie comme sa fille au temps de mon malheur. Me voilà seule au monde, mon ami ! je n’ai plus que vous…

Je partageai sa douleur tout en lui promettant de remplacer de mon mieux la famille qu’elle voyait impitoyablement moissonnée autour d’elle depuis un an. Je n’osai lui parler de Tonino ; j’attendais qu’elle me fît part de quelque projet relatif à ce jeune homme. Elle garda le silence le plus absolu sur son compte, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours que je me décidai à le lui faire rompre. — J’ai des remords, lui dis-je. Je ne puis souffrir l’idée que vous êtes, pour me complaire, devenue indifférente à l’avenir de votre fils adoptif. Il devient le mien d’ailleurs du moment que vous m’acceptez comme chef de famille, et je sens que nous avons des devoirs envers lui. Dites-moi donc ce que vous comptez faire pour le soustraire aux dangers de l’inaction et de l’isolement.

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Depuis six mois, je ne le connais plus. Il ne me parle plus avec confiance, nous sommes à peu près brouillés. Il dit qu’il saura se faire un état et se passer de ma protection. À vous dire vrai, je n’en crois rien, et si nous l’abandonnons, je crains fort qu’il ne se perde.

Je fus surpris de la sécheresse d’accent de Félicie, et je la regardai fixement pour m’assurer qu’elle ne faisait pas un grand effort sur elle-même en se montrant prête à sacrifier cet enfant à mon égoïsme. Était-ce un muet reproche ? était-ce une insinuation habilement dissimulée ?