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LE DERNIER AMOUR.

riage et il avait quarante ans. Toute sa famille était des plus honorables, et lui-même, protestant rigide, menait la vie d’un homme sérieux.

« Mais, à force d’être sérieux, on sent un jour le besoin des passions. Il donna l’hospitalité à Tonio Monti et à sa fille. Le vieux artiste ambulant était blessé au pied. Le bourgeois charitable le soigna et le garda un mois, et au bout d’un mois il était tellement épris de la belle Luisa qu’il la demanda à son père et l’épousa. « Ce fut un scandale terrible dans la famille Morgeron, dans la ville et dans tout le pays. Mon grand-père avait eu beau prouver la noblesse de sa race et de son caractère, il était artiste ! On l’avait vu se traîner boiteux avec sa fille et son violon à la porte des riches ; on n’admettait pas que cette jolie fille pût être pure. On la traitait de bohémienne, on ne la saluait pas, on détournait les yeux quand elle passait. Les protestans la méprisaient d’autant plus qu’elle était catholique. Les catholiques la reniaient pour avoir épousé un protestant.

« Mon père se trouva abandonné de tout le monde ; son orgueil en souffrit tant qu’il en devint presque fou, et rendit très malheureuse la pauvre femme pour laquelle il s’était exposé à cette réprobation qu’il n’avait pas voulu prévoir ; une sombre jalousie le dévorait, et il traitait le vieux Monti avec une dureté extrême. Quant à moi, l’unique fruit de ce mariage, il ne m’aima jamais. Je fus élevé dans les orages et dans les larmes. Et pourtant j’étais soumise et laborieuse. J’apprenais tout ce qu’on voulait. Mon grand-père Monti, qui était instruit, me donna une éducation au-dessus de ma condition, croyant me rendre agréable à mon père. Celui-ci, loin d’être flatté de mes progrès, prétendit que je voulais supplanter Jean dans son estime, parce que Jean n’avait pas de facilité pour apprendre, et, malgré tous les soins qu’on s’était donnés pour l’instruire, était resté ignorant.

« J’étais bien loin de vouloir entrer en rivalité avec cet excellent frère qui nous protégeait, mon grand-père, ma mère et moi, contre la tyrannie et les injustices de son père ; mais il nous quitta. Il avait le goût des voyages, et ces orages domestiques l’ennuyaient. Il prit du service, et ma mère, voyant que j’étais insupportable à mon père, obtint que j’irais passer les étés dans une de nos fermes avec le vieux Monti. Je me trouvais heureuse avec lui, mais il tomba malade et mourut. Alors je me sentis seule au monde. Mon père, au lieu de se calmer, devenait chaque jour plus sombre et plus exalté. Une dévotion farouche l’absorbait. Il voulait me faire abjurer la religion de ma mère, et c’était la seule chose qu’il ne pût obtenir d’elle. Elle me prescrivit de rester à la campagne pour