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LE DERNIER AMOUR.

attendez que j’aie comme vous de la barbe jusqu’aux yeux, et vous verrez si je ne pousse pas bien la charrue !

— J’espère que la charrue passera sur mon tas de galets et que le blé y poussera avant que la barbe n’ait poussé sur tes joues ; mais ce qui ne te poussera jamais dans la tête, c’est l’esprit qu’il faut pour cultiver.

Alors on discutait, car, malgré la résolution avec laquelle Félicie et Tonino secondaient les préférences du patron, ils appartenaient à une autre école, et il avait raison de leur dire qu’ils étaient de la race des pasteurs. S’ils eussent été livrés à eux-mêmes, ils eussent abandonné au diable, c’est-à-dire au désastre des inondations, la partie basse des Diablerets, et ils n’eussent songé qu’à étendre leur domaine sur les hauteurs pour élever des troupeaux. Il y avait là en effet de quoi gagner sans rien risquer. Jean aimait le risque. Félicie lui donnait tort ; cette étrange fille l’aidait et le poussait à satisfaire sa passion pour les aventures, elle me trouvait trop prudent, et pourtant rien au monde ne pouvait l’empêcher de batailler en paroles et de dire à ce frère adoré et gâté qu’il était fou.

Mais les discussions ne dégénéraient plus en querelles. J’étais là pour mettre les parties d’accord en les obligeant à se faire des concessions, en donnant raison à l’un et à l’autre dans la limite où chacun avait raison. Tonino disait comme moi. Félicie rejetait sur lui, je ne dirai pas sa mauvaise humeur, elle n’en avait jamais, mais son besoin d’épiloguer, de railler et de contredire.

Avec moi seul, elle était comme neutre ou enchaînée, et sa déférence se traduisait par des questions dont elle écoutait attentivement la réponse. J’essayais alors de lui donner la notion de la vie collective que sa forte individualité avait peine à admettre. J’excusais, j’embellissais, je poétisais l’ardente manie de son frère, en parlant de la solidarité qui règne entre les hommes et du progrès général que chacun doit servir en vue de tous. Cette gloriole que Jean appelait la gloire, je m’efforçais d’en faire de la gloire vraie et bien entendue, et Jean, qui avait beaucoup de noblesse dans sa vanité, s’enivrait de l’idéalisation que je lui présentais.

Tonino écoutait tout cela avec ses beaux grands yeux étonnés, et il regardait Félicie pour savoir ce qu’il devait penser de mes théories. Félicie ne pouvait le lui apprendre, elle était plus étonnée que lui, et à la fin de mes vains discours elle disait : — Tout cela est au-dessus de moi. Les hommes ne m’ont fait que du mal, je ne peux pas les bénir et les aimer, et je ne sens aucun besoin de les servir. Qu’ils deviennent ce qu’ils voudront, je leur donnerais ma vie qu’ils ne m’en sauraient aucun gré. Je crois que personne ne sert le progrès de bonne foi. C’est un grand mot que l’on a inventé