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le sol anglais, et que, possédant tout, ils ne doivent rien ; c’est pour cela que nous disons les revenus du roi et la dette nationale. Enfin ils ont le don d’ubiquité, car du fond de leur cabinet ils assistent, sans s’en douter, à toutes les audiences des tribunaux et tous les coups de bâton dont on porte plainte, ce sont eux qui les ont reçus, ce qui, à vrai dire, n’est pas le plus beau de leur affaire. Autrefois nous admettions par surcroît que les rois d’Angleterre, défenseurs de la foi, étaient aussi rois de France, et qu’en cette qualité ils guérissaient les écrouelles ; mais le 1er janvier 1801, George III s’avisa que la France n’était pas à lui. N’importe, il reste à nos gracieux souverains assez de titres et de privilèges pour que leur couronne tienne solidement sur leur tête, et voilà pourquoi chaque Anglais peut s’endormir tranquillement dans sa maison, qui est un château, et abandonner les révolutions aux peuples qui sont friands de ce genre de spectacles.

Après cela, jeune homme, si vous continuez de vous plaindre que mes explications sont trop simples, je conviendrai qu’il faut encore à une société, pour se bien porter, de bons petits abus, bien enracinés dans le sol et protégés contre les intempéries par la rouille d’une vénérable antiquité. Les abus sont le salut des nations, et nos honnêtes radicaux de Manchester me font rire quand ils pérorent sur la justice et l’égalité.

En nous délivrant de nos abus, ils nous délivreraient de notre santé. Cela me rappelle certaine comédie que j’ai vu jouer au Théâtre-Français. Comme le gentilhomme limousin : — Morbleu ! répond la société aux enragés médecins qui la veulent médicamenter, mon père et ma mère n’ont jamais voulu de remèdes. Allez au diable, je me porte bien… L’Angleterre, monsieur, est le pays du monde où la distribution de la richesse est le plus inégale et le plus inique ; mais, grâce à cette iniquité, nous avons une noblesse qui ne jouit de toutes les prérogatives que parce qu’elle se soumet de grand cœur à toutes les charges, une noblesse dont la seule affaire est de faire celles du pays, une noblesse qui n’est pas une caste, mais un office politique héréditaire. Comment ne pas trouver de l’ordre chez un peuple où les aînés, ayant tous les titres et tous les biens, sont tenus de faire vivre leurs cadets en leur procurant des places dans le gouvernement, dans l’armée, dans l’église, de telle sorte que tous les corps de l’état sont faits de la même pâte et animés du même souffle ? Quelle entreprise contre la loi peut-on appréhender d’une armée dont les officiers, cadets de famille, ont des frères dans la chambre haute, dans la chambre des communes, dans les bureaux, dans l’épiscopat ? Et quels dangers peut courir la liberté, quand les juges sont d’assez grands seigneurs pour rendre