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LE GRAND ŒUVRE.

change, mais se ravisant, cherchant toujours et poursuivant jusqu’au bout leur immortelle aventure. C’est l’aiguillon de cette divine inquiétude qui tant de fois réveilla l’âme de l’Angleterre quand elle semblait s’engourdir, et lui rendit le repos impossible avant qu’elle eût accompli sa destinée en se donnant les institutions que réclamaient ses instincts. Et n’est-il pas curieux de la voir en tout temps mettre au service de son entreprise ses qualités et ses défauts, l’étonnante vigueur comme l’étroitesse de son proverbial bon sens, lequel, n’étant ni artiste, ni philosophe, est également insensible aux séductions des belles apparences et aux glorieux, mais périlleux entraînemens des idées générales ? Que les ambitions déploient toutes leurs ressources, que la corruption s’unisse à la violence, le génie d’un peuple est là, tantôt combattant à ciel découvert, tantôt, dans les temps néfastes, se réfugiant sous terre, et, armé de la sape, minant secrètement le sol sous les pieds de l’oppresseur… Bien travaillé, bonne taupe ! s’écrie Hamlet.

— Halte-là ! dis-tu. Et les grands hommes ? Il nous a été démontré que l’histoire universelle se réduit à quelques biographies mises bout à bout. Des fils de Jupiter, abreuvés de nectar, nourris d’ambroisie, descendent parmi les hommes, ils veulent et pensent pour l’inerte vulgaire, ils conduisent le troupeau, le paissent, le tondent, ramènent à coups de gaule le mouton qui s’écarte. Où vont-ils ? Où leur humeur les pousse. Le besoin qu’ils ont de se donner du mouvement pour se bien porter, le plaisir qu’ils prennent à exercer leurs talens, leur goût pour le gros jeu, pour les hasards, le diable enfin qui les tente, décident de nos destinées… Qu’est-ce donc que cette théorie des grands hommes inventée pour la consolation de nos disgrâces ? Un lambeau de pourpre jeté sur la doctrine de l’accident. En vain mêle-t-on la Providence dans cette affaire. Des joueurs sont nos maîtres, et l’enjeu, c’est nous. Le pis est qu’on pourrait avoir raison et que les faits conspirent avec la théorie, tant nous sommes une espèce méprisable !…

Paul, ta bile déraisonne. J’en suis fâché : you are a fine fellow. Tu n’as jamais aimé les grands hommes, ces grands fléaux. Mais vois plutôt dans quel embarras tu nous jettes ! Le génie a cela de commun avec les révolutions, qu’il fournit les peuples de spectacles. N’est-ce donc rien qu’un spectacle ? Il nous en faut ; s’il ne se passe rien dans le monde, nous irons au cirque, et nous prierons le mirmillon de mourir avec grâce. Ami Paul, entre dans une chaumière. Cet homme qui vit de la glèbe et par la glèbe, qui marche le long du jour courbé sur son sillon et dont la fête est de compter et recompter son magot, sais-tu ce qui par instans l’arrache à son vulgaire souci, lui ouvre un jour sur le monde, le fait homme ?