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LE GRAND ŒUVRE.

devant lui. Que faire ? où aller ? Le sphinx interroge ; il faut lui répondre ou mourir. Thèbes se prépare à mourir. Œdipe paraît et répond.

Non, les grands hommes ne sont pas des fils de Jupiter, nourris de nectar et d’ambroisie ; ils sont les fils de leur race et de leur temps, — ils ne représentent pas l’omnipotence d’un caprice, mais les aspirations d’un peuple et les idées d’une époque. En eux, rien de surhumain ; écartez de leur front cette auréole qui blesse mes yeux ; ils sont pétris de notre argile, le sang qui coule dans leurs veines est bien le nôtre ; ils sont plus grands que nous, voilà tout ; ils ont une volonté plus forte, une âme mieux trempée, des pensées qui courent si vite que nous nous essoufflons à les suivre, une vivacité dans l’action qui déroute nos lenteurs, des yeux plus clairs et plus fixes qui peuvent contempler les destinées. Ce qui les rend extraordinaires, c’est la puissance exceptionnelle de leurs instincts. Cette faculté mystérieuse qui, dans les animaux, est une divination mise au service de leurs appétits, et qui est chez l’homme un exercice irraisonné de la raison s’emparant de la vérité par violence ou par surprise, les grands hommes la possèdent dans une mesure inconnue au vulgaire. L’instinct n’est pas autre chose que le sentiment de la destinée, et l’on peut dire que la mission du génie est de révéler leur destinée aux peuples qui l’ignorent encore et à ceux qui ne la comprennent plus. Qu’une société naissante, encore incertaine d’elle-même, se cherche, pour ainsi dire, à tâtons, c’est d’ordinaire un grand homme qui se chargera de lui dire ce qu’elle est. Il peut arriver aussi que lorsqu’un peuple a longtemps vécu, de violens troubles intestins, la lutte incessante des partis, la confusion d’idées qui naît du choc des passions, obscurcissent sa conscience ; il est devenu en quelque manière étranger à lui-même, il ne comprend plus son passé, il a perdu la piste de l’avenir ; le fil de son histoire menace de se rompre. Alors paraît un grand homme qui, pénétrant le sens des événemens, arrachant au chaos son secret, renoue le passé à l’avenir ; la volonté générale qui s’ignorait se reconnaît en lui ; à sa voix, ce qui dormait dans les cœurs se réveille et les peuples tressaillent, car il a prononcé le mot qu’ils cherchaient.

Irons-nous lui marchander notre admiration eu alléguant que, sous couleur de faire les affaires du monde, il fait les siennes, et lui reprocherons-nous l’hypocrisie de son ambition ? L’homme se met toujours dans ce qu’il fait, et il ne fait rien de grand sans passion ; hélas ! toute passion a son égoïsme et sa lie. — Ou, par un autre excès, louerons-nous ces héros de se sacrifier à notre bonheur et tresserons-nous des couronnes au désintéressement de César ?