Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
415
LE GRAND ŒUVRE.

d’être un bon garçon ; dans le feu de ma première jeunesse, j’aspirais à couper quelques têtes ; aujourd’hui je n’égorgerais pas un poulet. Gouverner ma vie tant bien que mal est une besogne suffisante pour mon génie, et ne pas nuire sera, je le crois, l’effort suprême de ma vertu. Et vraiment bien m’en prend, car si j’étais un grand homme et que je vinsse à passer dans certain vallon, je dirais aux peuples de mon empire : — Mes enfans, laissez-moi m’asseoir sous mon pommier sauvage et regarder ces collines ; tenez-vous en paix, ne faites pas de bruit et tâchez de m’oublier.

C’est à peu près la réflexion que je faisais quand quelqu’un me frappa sur l’épaule. Je levai le nez ; c’était Armand.

— Que faites-vous ici ? me demanda-t-il. Vous paraissez ruminer quelque affaire d’état.

— C’est tout le contraire, lui repartis-je. Je renonce aux grandeurs, j’abdique comme Charles-Quint et me retire à Saint-Just ; mais vous, mon cher, vous avez l’air tout émoustillé et guerroyant. Etes-vous en train de tailler des croupières à la révolution ?

— Je lis Isaïe, me répondit-il ?

Il disait vrai, il tenait le livre à la main, et, reculant d’un pas, il me récita d’un ton solennel ce verset du prophète : — « Écoutez, Israël et Juda. Le Seigneur viendra vous enlever vos filets de perles, vos croissans d’or, vos boucles d’oreilles, vos chaînons et vos voiles, vos rubans de tête et vos petites chaînes de pieds, vos ceintures, vos flacons de senteurs, vos amulettes, vos bagues, vos manteaux et vos miroirs. »

— Voilà bien du bruit, lui dis-je, à propos de benoitones. Ne savez-vous pas qu’au XIIe siècle les moralistes, dont le métier fut de se plaindre toujours, reprochaient amèrement à leurs contemporains et la courbure de leurs pigaces, et leurs robes traînantes qui balayaient la poussière, et l’artifice infini de leurs frisures, et leurs cottes d’écarlate mouchetées de fourrure, et leur effrénée passion pour le vair et le gris ?

— C’est possible, répliqua-t-il ; mais au temps de saint Bernard il y avait le bien à côté du mal. Aujourd’hui le mal est partout. Esprit fort qui admettez la plus incroyable des superstitions, celle du progrès, je me charge de vous démontrer tout à l’heure que le moyen âge valait mieux que nous.

— De grâce, lui dis-je, remettons à demain cette démonstration. Aujourd’hui le temps est beau, je suis de belle humeur, et vous perdriez vos peines k me représenter que le plus admirable de tous les siècles n’est pas celui où je suis né.

— À demain ! me dit-il. Et, enfonçant son chapeau sur ses yeux, il s’éloigna en compagnie de son prophète.