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contre ce mur humide, et, repassant dans sa mémoire tous les événemens qui depuis quatre mois se faisaient un jouet de son cœur, il se demanda si sa volonté y avait eu jamais part. Était-ce lui qui avait voulu disperser de ses mains ses propres croyances, déplacer toutes les forces de son être et l’idéal de ses yeux ? Avait-il cherché sa misère ? Six mois auparavant, lorsqu’il était entré dans la carrière de forestier, le caprice de ses chefs lui avait assigné ce poste, qu’il devait garder si peu. L’avait-il choisi ? Mais étaient-ce bien ses chefs, n’était-ce pas plutôt le mystère de sa destinée qui l’avait amené dans ce pays sombre ? Le jour de l’émeute dans la ville, quand le peuple l’appelait et qu’il se refusait à l’entendre, qui l’avait poussé hors de son logis malgré lui-même ? Qui l’avait jeté avec ceux qu’il conduisait sur la route funeste de Plémures, devant le manoir de Bochardière ? C’est là que sa destinée l’attendait. Elle lui était apparue sous les traits de Violante à la fenêtre du manoir. Et depuis… comble de la dérision ! Lesneven allait-il, lui aussi, commencer à croire à la fatalité comme ces seigneurs maudits, dont le dernier luttait en ce moment contre la mort et la folie dans ce château noir ?… Non, non !… il n’y a point de fatalité. Les passions de l’homme font son destin… Malheur à celui qui, sentant l’ennemi, ne songe pas aussitôt aie vaincre ! Lesneven se cacha le visage dans ses mains. Il savait bien qu’après l’assaut de Bochardière il aurait dû quitter le pays sur l’heure, qu’après son entrevue avec Violante à côté des charmilles il aurait dû fuir au bout du monde. Il ne l’avait pas fait, il était demeuré ; il n’avait pourtant ni projets ni espérance. Violante elle-même de sa bouche lui avait dit qu’elle aimait le marquis de Croix-de-Vie, et il était resté !… Elle avait épousé presque sous ses yeux celui qu’elle aimait, et il était resté encore ! Jamais il n’avait eu qu’une pensée, mais une pensée aveugle comme l’instinct, inexorable comme la passion : respirer l’air qu’elle respirait et la voir.

Le mur, dont le pied se baignait profondément dans l’eau, se dressait à une prodigieuse hauteur ; point de saillies, point de courbures, il s’élevait tout droit comme un mur de défense ; seulement un lierre énorme, enfonçant ses vrilles patientes dans les interstices des pierres, grandissait là depuis des siècles et tapissait le rempart jusqu’à peu de distance de la brèche que Lesneven venait de découvrir. Cette brèche apparaissait à trente pieds environ au-dessus du niveau des douves. — Lesneven prenait lentement ses mesures avec ce sang-froid apparent de la passion qui n’est que le comble du délire. Il se souvint du poignard qu’il avait un moment auparavant relevé dans l’herbe ; il pouvait s’en servir dans son audacieuse escalade, il le mit entre ses dents ; puis, se suspendant des