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LE DERNIER AMOUR.

penser, je le sais. Vous n’avez besoin de personne pour être heureux, vous. Le bonheur des autres fait bien votre occupation, mais ji’pn pas votre tourment, et le contentement de votre conscience vous suffit.

— N’êtes-vous pas comme moi ?

— Non, non, vous vous trompez. Vous ne me connaissez pas. Je voudrais que quelqu’un, ne fût-ce qu’une seule personne au monde, me rendît justice et comprît ce que je souffre

— Vous souffrez donc quelquefois ? Je le pensais, je croyais le deviner ; mais vous ne vouliez pas qu’on eût l’air de l’apercevoir, et c’est la première fois que vous en convenez.

— Il faut bien que j’en convienne, puisque j’étouffe. Le courage a un terme, vous l’avez dit. Je suis au bout du mien ! — Et comme je gardais le silence, elle ajouta avec une sorte de gaîté amère :

— Mais cela vous est bien égal, n’est-ce pas ?

— Non, certes, répondis-je, et je voudrais vous faire quelque bien ; mais je vous sais si ombrageuse, si prompte à reprendre votre confiance, si portée à contredire les autres et vous-même, que je n’oserai jamais vous faire de questions.

— Ainsi je suis un être impossible ? Dites-le, voyons, je suis venue vous trouver pour vous le faire dire ! — En parlant ainsi, elle cacha sa figure dans ses mains et fondit en larmes. C’était la première fois que je la voyais pleurer, et j’aurais cru qu’elle ne pleurait jamais. Cette faiblesse féminine qui se révélait enfin m’attendrit moi-même. Je pris ses mains dans les miennes. Je lui parlai avec amitié ; je lui offris toute la commisération de mon cœur, toute l’assistance de mon dévouement. — Non, non, répondait-elle en pleurant toujours : vous ne m’aimez pas, vous ne m’aimerez jamais. Personne ne m’aime, personne ne peut m’aimer !

J’essayai de lui dire qu’elle était ingrate envers son frère, qui lui rendait pleine justice, et surtout envers Tonino, qui avait pour elle une sorte d’adoration. — Ah ! laissons Tonino tranquille, s’écria-t-elle en m’interrompant avec aigreur : il est bien question de cet enfant-là !

Je vis qu’elle retombait dans son besoin de lutter contre l’amitié même dont ses larmes imploraient le secours. J’essayai pour la première fois de dominer cette nature rebelle, et je la grondai paternellement. — Vous avez l’âme malade, lui dis-je, et vos malheurs passés ne sont point une excuse. J’ai été plus malheureux que personne, je vous en réponds, car j’ai vingt ans de plus que vous, et je n’ai pas eu, comme vous, la compensation de pouvoir me dévouer utilement. Mon travail a été stérile, et avec cela je ne suis pas un homme fort comme vous êtes une femme forte. Je suis doux