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immobile, oubliant sa colère contre le peuple ingrat et sauvage dont il avait été le chef et dont il était devenu le prisonnier, ne songeant plus qu’à regarder Violante, qui venait de se montrer à sa fenêtre. Les yeux et l’âme attachés à cette vision subite, il avait reconnu en un moment que sa vie jusqu’alors avait été sans but, que son esprit cherchant la lumière, son cœur poursuivant le beau et le bien, s’étaient égarés, et il s’était dit : Mon idéal, le voilà ! — Cette fenêtre était close, le manoir semblait désert comme les jaidins. M. de Bochardière était à Groix-de-Yie sans doute, auprès de sa fille, qu’il soutenait et fortifiait de son mieux dans la rude et amère épreuve qu’elle traversait depuis un mois. Les valets, en l’absence du maître, prenaient de tranquilles vacances, et une femme de service qui travaillait à un ouvrage de couture sur le seuil des cuisines paraissait être la seule gardienne du logis. Elle entendit les pas de Lesneven sur la terrasse, leva la tête, aperçut le jeune homme, poussa un cri d’effroi, et s’enfuit de toute sa vitesse par la poterne et par le chemin qui bordait la Sèvre. Lesneven sauta dans la cour ; la maison désormais était à lui, il entra. Il traversa les salles basses ; il vit des degrés et il monta, puis un long corridor, il le suivit. Une croisée était ouverte, il vint s’y pencher et compta les fenêtres du manoir. À partir de la tour et en regardant vers le bois, cette façade en avait neuf ; il croyait être sûr que celle de la chambre de Violante était la première : or il s’appuyait en ce moment sur la seconde. La porte qui se trouvait à sa gauche dans le corridor était donc celle qu’il cherchait. Il poussa cette porte en tremblant et pénétra dans la chambre en fermant les yeux.

Cette pièce était tendue de damas rouge. Au milieu s’élevait un grand bureau de bois de rose et d’ébène chargé de papiers de toute sorte, de livres de compte et de vieux dossiers. Lesneven recula, s’apercevant que son désir l’avait égaré. Et en effet il était entré dans la tour ; c’est dans le cabinet de M. de Bochardière qu’il venait de se glisser en tremblant. Il ne pouvait douter de sa méprise. Le portrait du maître était là, suspendu à la muraille, au-dessus d’un meuble gothique ; le jeune homme reconnut l’avocat sans peine, bien qu’il ne l’eût jamais vu qu’une fois, le jour de l’assaut de son manoir, lorsque M. Lescalopier de Bochardière commandait aux chouans de Croix-de-Vie de tout tuer dans sa cour et leur criait : Feu ! feu ! du haut de sa croisée. Aussi Lesneven, songeant à l’attitude tragi-comique de l’avocat dans cette circonstance, qu’il avait lui-même tant de raisons de n’avoir pas oubliée, ne put s’empêcher de le saluer d’un sourire. D’ailleurs cette chambre ne l’intéressait guère, il se souciait peu de ce qu’on y voyait, et il allait