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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

plaintes. Violante le considérait avec une tendresse profonde ; en même temps elle se demandait si la vie et le salut de cet être si noble et tant aimé n’avaient pas coûté enfin assez de deuils !… Elle songeait que s’il eût recouvré deux jours plus tôt la raison, ce premier miracle peut-être en eût fait un autre, et que la marquise aurait puisé dans sa joie la force de se guérir ; mais sans doute il fallait une douleur de plus dans cette maison funeste ! Il fallait aussi un trait de plus à la légende de Croix-de-Vie, et ce trait, Lesneven venait de le fournir. Ah ! Violante aurait voulu comme Chesnel attribuer cette cruelle aventure à un caprice du destin se plaisant à changer de victimes ; mais elle savait bien qui avait fait le destin de ce jeune homme, et pourquoi Lesneven avait voulu mourir. Elle posa doucement la tête du marquis sur un coussin et se mit à errer dans la chambre. Une seule pensée se levait devant ses yeux, une résolution suprême se formait et grandissait dans son esprit et dans son âme : quitter ce château sombre, le quitter à jamais, non point lorsque Martel serait guéri de sa blessure, non point dans un mois, mais le lendemain, mais le soir même. Tout ne lui commandait-il pas d’arracher le marquis de ces lieux où jamais la lumière de la raison ne brillerait en lui franche et pure ? N’avait-elle pas autrefois juré vengeance à ces vieilles murailles, à ces salles orgueilleuses, à ces galeries magnifiques et désolées qui parlaient du passé, qui redisaient par cent voix la fatale histoire ? L’enfant qu’elle cachait dans son sein et que depuis quelques jours elle y sentait déjà tressaillir devait-il naître dans ces ténèbres ? Elle retourna vers le marquis, et penchant son visage sur le sien : — M’entendez-vous ? lui demanda-elle.

— Ma mère est morte, dit-il, morte de douleur à cause de moi. Je n’avais jamais été un bon fils.

— Écartez un moment ce triste souvenir, reprit Violante. Écoutez-moi, Martel ; il le faut.

— Qui m’a bandé ma blessure ? s’écria-t-il en rouvrant les yeux. Que n’a-t-on laissé s’écouler le reste de ma folie !…

— Votre folie n’a jamais été dans votre sang, interrompit Violante d’une voix ferme. Elle est dans l’air que vous respirez, elle est dans vos souvenirs, dans l’erreur cruelle dont vous avez été bercé tout enfant, elle est aussi dans votre orgueil. Sachez-le donc, je ne crois pas à votre légende, je ne crois pas au destin. Il est vrai que cette légende a quelque chose de flatteur dans sa démence cruelle. N’est-il pas beau de penser qu’une puissance mystérieuse s’acharne depuis deux siècles contre la grandeur des Croix-de-Vie ? C’est un combat d’égal à égal. On se dit que le destin ne pouvait choisir de plus illustres victimes. On se complaît dans sa folie, puis un jour vient qu’on en meurt…