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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

On le vit au printemps guider dans les sentiers escarpés les premiers pas du jeune enfant de son maître. L’enfant et le vieillard s’en allaient tous deux sous les grands épicéas cueillir les fraises parfumées, ou bien ils se cachaient dans la forêt de sapins parmi les hautes herbes pour voir passer et bondir les chevreuils. M. de Croix-de-Vie et la marquise gravissaient au soleil couchant le flanc de la montagne et venaient à la rencontre de ce fils adoré. — Ils n’avaient dû d’abord passer qu’une saison dans l’ancienne demeure de l’aïeule ; mais deux étés et deux hivers s’étaient écoulés déjà, ils ne parlaient point de reprendre leurs voyages.

Retourner à Croix-de-Vie, le marquis n’y songeait plus, et il avait fait le serment de n’y plus songer, il s’était fortifié lui-même contre toute pensée de retour. Il avait donné à M. de Bochardière par un acte en bonne forme, le château de Croix-de-Vie et dix des quarante domaines qui l’entourent ; mais devenu châtelain, l’avocat n’a jamais eu le courage de rentrer dans la belle demeure où tout lui rappelle la mémoire de la douairière et l’absence de sa fille, à jamais perdue pour lui. Il a laissé tomber Croix-de-Vie en ruine, nourrissant tout bas la pensée de le vendre, et l’on sait qu’il l’a vendu à un marchand enrichi qui le pille. L’ambition est-elle une vertu ? est-elle un vice ? Ce n’est pas du moins une vertu féconde, et jamais elle n’a semé autour d’elle d’heureux fruits pour la vieillesse. M. de Bochardière périt d’isolement et d’ennui dans son manoir et dans sa tour. L’orgueil et le souvenir de ses pitoyables aventures, trente ans auparavant dans la petite ville du Jura, lui défendent de céder à l’invitation de Violante qui l’appelle. Dans son désœuvrement, il a contracté avec son voisin des Aubrays une sorte de paix fourrée qui tourne à l’amitié solide et bien assise. M. de Lescalopier de Bochardière est le partenaire assidu du maître des Aubrays au jeu du soir, quelquefois son compagnon de chasse le matin ; il est aussi son créancier.

L’abbé de Gourio, tous les ans, pendant l’automne, visite le marquis son cousin et sa belle cousine qu’il aime si fort. Le marquis, las de le voir sans cesse regarder d’un air contristé l’anneau pastoral qu’il portait depuis si longtemps au doigt comme un gage d’espérance, a écrit à ses parens et à ses amis ; tout le monde s’est ébranlé pour lui plaire et pour contenter le pauvre abbé languissant de désir. Ce fut une rude campagne ; le succès enfin l’a couronnée : M. de Gourio est évêque, — in partibus, il est vrai. Le nouveau prélat n’en a pas moins la liberté de passer les automnes à la montagne, car son siège n’est pas de ceux qui obligent à la résidence : il est en Polynésie.

Paul Perret.