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LE DERNIER AMOUR.

moi. Il fallait tout au moins mettre mon ami à même de marcher seul.

Je quittai donc le petit chalet avec le cœur gros ; Tonino, dès le point du jour, était accouru pour m’aider à plier bagage. Je trouvai Félicie parée, c’était un jour de grande fête ; elle avait mis un riche et pittoresque costume montagnard que je lui avais vu porter une fois, et je me souvins de lui avoir dit qu’elle devrait le porter toujours. Elle était vraiment charmante ainsi, autant que peut l’être une femme régulièrement jolie, dont le regard est morne et le sourire dédaigneux, car, sans grâce ou sans éclat dans la physionomie, il n’est pas de beauté attrayante.

Elle me reçut avec la même politesse sans charme que les autres fois, me servit à déjeuner avec les mêmes recherches, et se mêla aussi peu à la conversation que de coutume ; seulement elle s’abstint de troubler celle des’auttes par les réflexions mordantes qu’elle jetait d’ordinaire en passant, et quand elle s’assit au dessert, elle se laissa taquiner par son frère sans lui rendre la pareille.

— Savez-vous, me dit-il devant elle, qu’elle est bien changée, notre bourgeoise ? Je ne sais quelle bonne morale vous lui avez faite, un jour qu’elle est montée à la Quille ; mais, depuis ce temps-là, elle ne nous a pas contredits ni grondés une seule fois : c’est affaire à vous de sermonner les femmes !

Je répondis que je ne m’étais pas permis… — Si fait, interrompit Tonino naïvement ; elle a dit que vous l’aviez grondée.

Et de quoi te mêles-tu, toi ? reprit Jean de sa grosse voix retentissante ; ce n’est pas à toi qu’on parle. Va donc un peu voir du côté de l’étable ; tes vaches crient la soif depuis une heure, et le vacher est à la messe.

C’était la première fois que Jean donnait devant moi un ordre à Tonino quand Félicie était là. Je remarquai qu’elle ne lui commandait plus rien, et qu’il semblait s’être relâché de son activité habituelle. Il ne craignait pas Jean, et sortit en riant et sans se presser. Il me fut impossible de surprendre le moindre dépit ou la moindre inquiétude dans ses traits.

Comme je suivais des yeux sa sortie, je rencontrai dans un vieux miroir historié, penché au-dessus de la porte, le regard de Félicie. Hélas ! ce regard, l’expression de sa physionomie, disposèrent de moi, et mon âme plia sous la sienne comme un brin d’herbe sous un souffle d’orage. Elle détourna précipitamment les yeux, se leva et alla chercher la cafetière dans le foyer ; mais son teint pâle s’était coloré d’un feu subit, et dans cet éclair elle s’était transfigurée.