Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/555

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
551
LE DERNIER AMOUR.

habiles à dissimuler, mais je ne crois pas qu’il soit possible de tromper une personne qui ne veut pas être trompée, et qui, froide, attentive, pétrifiée pour ainsi dire à son poste d’observation passive, ne laisse échapper aucun indice, saisit un regard, commente un mouvement, s’empare d’un souffle, dissèque une ombre, et tout cela sans qu’on se doute de l’impassible contention de son esprit, sans que l’on soupçonne à quel degré de finesse sont arrivées ses facultés de perception.

Je rendais de temps en temps visite à la Vanina. Je ne rendis pas mes visites plus fréquentes, mais je les mis à profit pour observer ce qui se passait dans son intérieur. Elle eût été volontiers jalouse, car elle aimait son mari avec passion ; mais elle n’avait aucun soupçon, aucune inquiétude sur son compte. Elle ne doutait pas que Félicie n’eût été éprise de lui, et, fière de l’avoir emporté sur son ancienne patronne, elle vivait encore dans l’ivresse de son triomphe. Elle aimait Félicie quand même, elle la respectait toujours comme une supériorité intellectuelle et sociale ; mais elle était trop naïve pour ne pas laisser voir, à moi et à Félicie elle-même, qu’elle ne la craignait pas.

Je les vis ensemble, et un voile tomba de mes yeux. Félicie la détestait ! Yanina était bonne et confiante, un peu vaine et un peu bornée. Elle remerciait franchement Félicie d’avoir fait son bonheur, et puis elle avait un sourire enfantin qui semblait lui dire et qui lui disait en effet : Vous n’eussiez pas pu l’empêcher.

À ce sourire, Félicie répondait par un sourire terrible, affreux, que Vanina ne comprenait pas. Il devint clair pour moi que la rivale de Vanina avait horriblement souffert de voir Tonino épris de cette pauvrette, et que le jour où Tonino avait dû lui dire : « Je n’ai jamais aimé que toi, » elle avait été enivrée et séduite.

Vanina était heureuse, elle était riche, et la maternité l’avait embellie merveilleusement. Ses enfans étaient superbes ; elle allaitait le dernier avec ostentation, elle montrait l’aîné avec orgueil ; Tonino les aimait avec une sorte de férocité. On eût dit qu’en les couvrant de caresses il était prêt à les dévorer. Je vis que devant Félicie il se retenait de les embrasser. Elle était mortellement jalouse de la maternité de Vanina. Elle comblait ces petits de soins et de présens, elle évitait de les regarder et ne leur donnait jamais un baiser.

Tonino aimait-il sa femme ? Pauvre misérable Félicie ! Vanina seule était aimée ! aimée réellement avec les sens et avec le cœur. Elle était trompée pourtant ; mais cette âpre jouissance de perversité n’eût pas suffi à l’âme avide et inquiète de Tonino, ou bien l’ivresse du mal était épuisée, et déjà Félicie en était à la jalousie