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l’on t’a dit, ce n’est qu’une heure de retard dont tu n’auras pas à te confesser et que j’expliquerai, si l’on te gronde.

Il reprit le sentier des chalets de Sixte More, et je me glissai à travers bois jusque vers les grottes.

Je vis Tonino qui errait avec précaution aux alentours, mais sans impatience. Il venait d’arriver : il ne s’était pas gêné, lui, pour laisser Félicie exposée à l’attendre toute une matinée ; il n’avait pas prévu qu’elle en serait empêchée, et qu’une lettre pourrait aller jusque chez lui et tomber dans les mains de sa femme. Il reçut cette lettre sur le sentier, renvoya l’enfant et disparut dans les rochers, sans doute pour lire la missive.

Je remarquai dans toutes ses allures l’insouciance hautaine d’un homme qui, par habitude de ruse, se croit devenu impénétrable, et que la feinte commence d’ailleurs à ennuyer profondément. Allait-il répondre ? Il avait toujours sur lui des agendas et des crayons, car il passait désormais sa vie à faire des calculs et à prendre des notes. Je me tins caché à distance convenable ; j’attendis.

Je le vis bientôt reparaître : il achevait de déchirer en petits morceaux le carton que j’avais recollé avec tant de soin, et il en jetait les débris dans la crevasse du rocher. Il mit le petit bonnet dans sa poche sans souci de le froisser, et descendit hardiment vers la Diablerette. Il n’avait du reste aucun motif pour s’en cacher, et il ne pouvait pas manquer de prétextes pour que sa visite dût me paraître très naturelle.

Je le laissai passer et je m’avisai de ce qui pouvait, de ce qui devait arriver. Félicie avait certainement exploré le verger où elle m’avait vu entrer, et, ne m’y voyant pas, elle avait pu se flatter de trouver encore son amant au rendez-vous. Elle allait venir à sa rencontre. À peine avais-je eu le temps de concevoir cette pensée, que je vis accourir Félicie.

Elle était inquiète et regardait autour d’elle, comme si elle eût craint d’être suivie. Il l’aborda très naturellement, lui parla sans doute de manière à la rassurer et entra avec elle dans le bois où j’étais.

Je les perdis de vue ; mais je ne cessai pas d’entendre, non loin de moi, le bruit de leurs pas sur les bruyères sèches et cassantes. Un moment je crus qu’ils s’éloignaient ; le son de leurs voix me détrompa. Ils avaient gagné la partie gazonnée d’une suite de petites clairières qui s’enchaînaient à celle dont je m’étais fait un refuge ; ils approchèrent à mesure que je reculais. Évidemment le lieu qui m’avait paru le meilleur pour observer ? ans être vu était celui qu’ils cherchaient pour eux-mêmes, car ils devaient connaître encore mieux que moi tous les détails d’une localité si voisine de leurs rendez-vous.