Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/609

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme enivré l’Allemagne, souleva une énergique résistance, c’est encore Iéna qui se mit à la tête de cette opposition, et j’y rencontrai, en 1817, en possession d’une popularité immense, M. Fries, l’adversaire le plus autorisé de M. Schelling.

J’avais un billet pour M. Fries. Je courus chez lui, pressé de voir et d’entendre un personnage très diversement jugé, que les uns traitaient d’esprit médiocre, mais que d’autres m’avaient donné comme un second Kant. Je savais qu’il était l’auteur d’une Nouvelle critique de la Raison[1], et que dans la querelle récente de M. Schelling et de M. Jacobi il s’était hautement prononcé pour ce dernier[2]. Pour moi, sans prendre parti dans des débats auxquels j’étais encore trop peu initié, je me présentai à M. Fries comme un très sincère admirateur de Kant, et je lui gagnai le cœur en lui disant que cette année même à Paris j’avais fait un cours assez fréquenté sur la doctrine du grand philosophe de Kœnigsberg.

M. Fries était alors un homme de quarante à quarante-cinq ans, de taille moyenne et d’une mine assez chétive. Il était très simple dans ses manières, paraissait doux et bon, mais la vivacité de ses yeux trahissait l’activité de son âme. Je lui demandai quels perfectionnemens il avait apportés à la Critique de la raison, et quels emprunts il avait faits à M. Jacobi. Je comptais sur un entretien intéressant et utile. Mon attente fut déçue. Le même obstacle qui s’était déjà mis entre plusieurs de mes interlocuteurs et moi me priva des explications que j’espérais. M. Fries répugnait trop à compromettre ses idées en les exprimant dans une langue qu’il savait trop imparfaitement pour y bien rendre les distinctions délicates et subtiles que demandait la réponse à mes questions. Malgré toute sa bonne volonté, je n’en pus tirer rien de fort net, sinon l’expression d’une profonde antipathie contre M. Schelling et le dessein de former une ligue d’un bout de l’Allemagne à l’autre contre la philosophie de la nature, sous les auspices de Kant et de Jacobi, qu’il appelait les deux véritables maîtres de la philosophie allemande.

M. Fries n’était pas seulement un métaphysicien distingué, c’était aussi un mathématicien et un physicien d’un savoir et d’un mérite reconnus. Il était tout à fait newtonien et partisan prononcé des mathématiques en physique. La physique sans mathématiques de M. Schelling était aux yeux de M. Fries un abaissement déplorable de la science. Il distinguait deux parties dans l’ouvrage de Goethe sur les couleurs, l’une qui est expérimentale et qu’il approuvait, et l’autre qui lui paraissait un tissu de chimères.

Mais c’est surtout dans la politique et particulièrement dans

  1. Neue Kritik der Vernunft, 1807.
  2. Von deutscher Philosophie, Art und Kunst, ein Votum für Jacobi gegen Schelling, 1812.