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maine nous nous réunissions le matin, et à travers les ruines du vieux château, ou par ce sentier charmant que tout le monde connaît à Heidelberg sous le nom de Sentier des Philosophes, nous nous promenions, le manuel de M. Hegel à la main, moi lui adressant des questions, lui me répondant avec une complaisance infatigable; mais en vérité le jeune maître n’était guère plus avancé que son écolier : mes questions restaient souvent sans réponse, et le soir nous allions ensemble prendre le thé chez M. Hegel, à la manière allemande, et interroger l’oracle, qui lui-même ne m’était pas toujours fort intelligible. Je vis bien que cette visite à Heidelberg, nécessairement très rapide, puisque le terme de mes vacances approchait, ne pouvait qu’être insuffisante, et je me promis de revenir dans ce beau lieu si près de la France, à la fin de la tournée que je projetais pour l’année suivante dans le midi de l’Allemagne. Là je devais voir l’auteur même du système, ainsi que son rival M. Jacobi; je serais bien plus en état de comprendre son disciple, devenu à son tour un maître célèbre, et de mieux juger des changemens et des perfectionnemens qu’il avait apportés à la philosophie de la nature. Ainsi décidé à revenir bientôt à Heidelberg, je me bornai à y prendre cette fois un simple avant-goût de cette doctrine qui devait faire un jour tant de bruit en Allemagne.

George-Guillaume-Frédéric Hegel était né dans le Wurtemberg, à Stuttgart, le 27 août 1770. Il fit au gymnase de sa ville natale d’excellentes études, et à dix-huit ans il entra au séminaire théologique de Tübingen, où il rencontra son compatriote Schelling, plus jeune que lui de quelques années, mais que son esprit inventif et hardi avait rapidement porté à la tête de ses condisciples. Les deux jeunes gens y formèrent une amitié qui semblait devoir être d’autant plus solide que le nœud en était précisément dans le parfait contraste de leur caractère et de leurs qualités, celui-ci doué d’un coup d’œil perçant, celui-là d’une rare puissance d’attention et de réflexion, tous les deux se trouvant ainsi utiles, nécessaires même l’un à l’autre. Ils restèrent plusieurs années dans l’austère et docte maison que l’année suivante je me complus à aller visiter à Tübingen, et qui renferma quelque temps sous son humble toit les deux hommes qui devaient plus tard jeter un si grand éclat et achever le cycle de la philosophie allemande ouvert par Kant et développé par Fichte.

M. Schelling s’étant rendu à Iéna et s’y étant fait vite une haute situation, M. Hegel, à la mort de son père, qui lui laissa un bien très médiocre, alla rejoindre son ami, et, étant promptement entré dans ses récentes opinions, il lui servit de second dans les combats qu’eut à soutenir la philosophie nouvelle. C’est là qu’il fit ses pre-