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— Parlez-vous sérieusement ? lui dis-je. Il ne dépendait pas de ce bon M. de Robespierre de perdre de réputation la vertu. Nous ne sommes pas des saints, ce temps-ci n’est pas le règne d’Astrée ; mais nous avons encore, ce me semble, quelques honnêtes gens parmi nous.

— Je vous accorde vos honnêtes gens, interrompit-il. J’en compterai tant qu’il vous plaira ; mais est-ce de cela qu’il s’agit ?

— Et de quoi donc, je vous prie ?

— Irons-nous, reprit-il, dresser la liste des prud’hommes du XIIe siècle et du nôtre ? Ce serait affaire à Dieu ; je ne lis pas dans les consciences. Que voulons-nous ? Comparer deux sociétés. Eh bien ! j’affirme que dans l’une les lois et les mœurs tendaient à ennoblir les âmes, et que dans l’autre tout tend à les dégrader. Qu’aux époques les plus corrompues et dans tous les bas âges de l’histoire il y ait eu des justes, — et vraiment il y en avait à Sodome, — non, ce n’est pas de quoi nous disputons ; mais remarquez que le commun des hommes est incapable de se gouverner par des principes : comme les animaux, ils n’ont que des penchans et des mœurs, et leurs penchans dérivent de leur situation, leurs mœurs du régime social sous lequel ils vivent.

— Et vous vous faites fort de prouver, lui dis-je, qu’au moyen âge les institutions distillaient la vertu, comme les chênes de l’Arcadie distillaient le miel, tandis qu’aujourd’hui notre infâme code civil…

— Infâme ou non, interrompit-il, voyons un peu, sans nous fâcher, dans quelle société nous vivons. Ah ! d’abord nous sommes tous égaux ; partant chacun ne dépend que de soi, et l’article premier de notre décalogue établit le règne de l’intérêt privé. Quant à la chose publique… Eh oui ! nous nous résignons à certaines charges pour faire aller la marmite de l’état, parce que l’état nous est garant de la libre jouissance de nos biens. Que sont nos honnêtes gens ? Des assurés qui paient exactement leur prime.

— C’est déjà quelque chose, dit M. Adams. Payer exactement ses impôts à l’état et à la nature, c’est toute la vertu d’un homme libre.

— Soit, reprit Armand. Et pour que nos hommes libres aient la jouissance de toute leur liberté, on a rédigé à leur usage un admirable petit livre… Vous voyez, mon cher Lucien, que je ne le traite pas d’infâme… Mais comment donc ? le code civil est tout simplement un chef-d’œuvre de logique et de clarté ; Condillac a passé par là. Soigneusement purgé de tout mysticisme, ce petit livre, qui ne nous parle ni de Dieu ni de vertu, renferme une liste complète de tous nos droits et des mille et une façons dont nous