Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/705

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sions. Dans la théorie de l’équilibre européen, où il s’agit d’une pondération de forces, les puissances ne souffrent pas qu’un prince victorieux assure sa prépondérance en s’appropriant tout ce qu’il a gagné au jeu des batailles : l’intérêt commun relève le vaincu et limite le conquérant. Un congrès qui n’aurait pas été précédé d’une guerre pourrait à la rigueur décider un principe abstrait; mais, quand il s’agit de remanier la carte politique et d’opérer un déplacement de forces matérielles, le cas est bien différent. Comment persuaderait-on à un souverain qu’il doit amputer un de ses membres et s’affaiblir pour fortifier un voisin qui lui est hostile? La seule thèse à soutenir pour justifier ce sacrifice serait le droit des nations, principe nouveau, qui n’est encore ni défini ni limité. Or un congrès est un tribunal. Est-ce qu’un tribunal prononce des jugemens au nom d’une loi qui n’est pas encore reconnue?

L’espoir de réunir un congrès pacifique et pondérateur devait avorter en 1863 comme en 1866. Quoi qu’il en soit, le seul fait d’une pareille tentative est un événement considérable, il mérite qu’on en note la date. Il y a maintenant dans le droit des gens je ne dirai pas une loi, mais un sentiment, une intuition qui en est encore à chercher sa formule, et qui est déjà un élément actif, une force vivante. Cet idéal remue les peuples, on convoque les souverains en son nom, il allume la guerre et promet la paix. Ne serait-il pas temps de poser théoriquement cette question : qu’est-ce qu’une nationalité ?


II.

L’histoire des mots éclaire souvent celle des idées. D’où vient le mot « nationalité? » Qui l’a employé le premier dans le sens qui lui est attribué aujourd’hui? Mes lectures ne m’ont rien appris à cet égard, et ma curiosité n’a pas été plus satisfaite par des philologues très érudits que j’ai consultés. Le premier emploi de ce mot se trouverait, je crois, dans les œuvres de Mme de Staël, qui en avait emprunté l’idée à l’Allemagne. Vers 1823, il fut admis avec le signe des néologismes dans le dictionnaire de Boiste. Voici la citation qui l’autorise, elle est curieuse : « les Français n’ont pas de nationalité (Bonaparte). » Il est à croire que le mot est employé dans cet exemple comme synonyme de race. Un peu plus tard, les grammairiens le définissent comme résumant l’ensemble des traits qui caractérisent un pays, jamais comme l’expression d’un droit populaire ou d’une doctrine politique.

La définition n’était pas facile, il faut en convenir, et le bruit que l’on a fait avec le mot n’a pas été jusqu’ici d’un grand secours aux