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tures de trempe si différente. Pierre, honnête et ardent, resté vierge ou à peu près, jusqu’au moment où il épouse cette Iza, devenue la plus belle des filles d’Eve, très sensuellement amoureux, quoi qu’il en dise, et se dénonçant dans cette ligne significative : « après tout, elle était la beauté, j’étais la force; » Iza, âme de boue dans un corps de marbre, née pour jouir et pour mentir, courtisane des pieds à la tête, idole païenne des amans de la forme et de la couleur, une de ces plantes exotiques qui enivrent et qui tuent, un de ces produits de certaines civilisations et de certaines races qui se cotisent pour créer ce que l’imagination peut rêver de plus vicieux et de plus beau. Nous avons discuté les prémisses, le point de départ de M. Dumas fils. Le duel une fois engagé, force est de subir ce triomphe du réel sur l’idéal. L’art consommé de l’auteur dramatique reparaît dans les scènes qui préparent Pierre Clemenceau aux révélations suprêmes de son malheur et de sa honte. On s’étonne que sa confiance ait résisté à tant d’indices, qu’elle ait attendu le coup de foudre annoncé par tant d’éclairs; mais on ressent, on partage cette vague impression de malaise, cette sécurité inquiétante, ces alternatives de soupçon et de cécité opiniâtre, qui font d’avance comprendre jusqu’où pénétrera la blessure. Quelle réalité dans tous ces petits incidens qui amènent la fatale découverte, et dont la vulgarité même rend les effets plus émouvans et plus vrais! Oui, c’est bien là l’art nouveau, l’art qui convient à la société actuelle et qui fait intervenir toutes les petitesses de la vie matérielle dans toutes les grandes émotions de la vie morale.

Pour que la pensée de l’auteur se manifestât tout entière, il a fallu que la jalousie et le désespoir du mari trompé eussent un caractère particulier. « Disons-le à la honte de la nature humaine, écrit Pierre Clemenceau, la jalousie est absolument physique. » — Oui, répondrons-nous, dans le diapason des sentimens ou plutôt des sensations dont se compose ce roman, oui, parce que Pierre a sensuellement aimé une créature sensuellement belle; non, quand l’amour se rattache à un idéal supérieur, quand, au lieu d’être l’esclave de la réalité, il la domine pour sauvegarder à la fois sa dignité, sa certitude et sa durée. Ici l’épouse est expressément confondue avec la maîtresse, comme elle l’a été du reste dans tout l’ensemble du récit. Ici nous sommes en pleine physiologie, en pleine dissection d’amphithéâtre: les chairs saignent sous le bistouri, le sang coule à flots; mais l’âme que l’on a négligée et délaissée aurait le droit de répéter le fameux cri de Barnave : « Ce sang était-il donc si pur? »

Ceci, dans le livre et dans la manière de M. Dumas fils, n’est pas une faute, mais une conséquence. Le dénoûment voluptueux et tragique n’était possible qu’à ce prix. La réalité n’admet pas de demi-mesures ou d’échappatoires : avec elle, pour employer une locution familière, c’est à prendre ou à laisser. Pierre Clemenceau n’est intelligible qu’au moyen de cet amour absolument physique, sur lequel il a pu se méprendre, mais qui seul