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même dans tes rudesses, tu attaches les esprits sérieux, et tu as pour eux un charme. Et pourtant, à la longue et toute seule, tu finirais par rebuter insensiblement, par rassasier; tu es trop souvent plate, vulgaire et lassante... Oui, tu as besoin à tout instant d’être renouvelée et rafraîchie, d’être relevée par quelque endroit sous peine d’accabler et peut-être d’ennuyer comme trop ordinaire... Il te faut, et c’est là le plus beau triomphe, il te faut, tout en étant observée et respectée, je ne sais quoi qui t’accomplisse et qui t’achève, qui te rectifie sans te fausser, qui t’élève sans te faire perdre terre, qui te donne tout l’esprit que tu peux avoir sans cesser un moment de paraître naturelle, qui te laisse reconnaissable à tous, mais plus lumineuse que dans l’ordinaire de la vie, plus adorable et plus belle!» Voilà le langage de la vraie critique : en littérature comme ailleurs, quand un élément nouveau se produit, on s’inquiète, on se récrie, et le malentendu persiste tant que l’idée envahissante et la puissance menacée s’exagèrent en sens contraire; puis les bons esprits interviennent : chacun rabat de ses prétentions, et l’équilibre se rétablit. Pour nous réconcilier avec ses conquêtes et sa fortune, la réalité n’a qu’à éviter les excès des conquérans et les travers des parvenus; elle est un moyen et non pas un but, une partie essentielle de l’art et non pas l’art tout entier. Elle peut lui ouvrir des sources nouvelles, mais à la condition de ne pas dessécher les autres; elle peut servir la vérité, pourvu qu’elle renonce à la tirer à soi et n’essaie pas de l’absorber. Cette vérité, qui prendrait volontiers pour devise l’hémistiche du poète, — ni si haut, ni si bas! — n’aime pas qu’on lui fasse violence : trop haut, elle s’égare; trop bas, elle se dégrade. Entre l’idéal auquel elle aspire et la réalité qu’elle contient, une alliance est nécessaire, si l’on veut que les imaginations contemporaines trouvent enfin leur point de vue et leur point d’appui en dehors de stériles programmes. M. Dumas fils n’aurait qu’un pas à faire pour figurer avec honneur parmi les signataires du traité.


F. DE LAGENEVAIS.