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qui me la faisait paraître plus lâche et plus inique était-il précisément ce qui devait me rendre plus compatissant et plus miséricordieux ? Quand on rencontre un homme ivre, près de tomber dans l’eau ou de se faire écraser par les voitures, on sait bien qu’il a perdu la force et la raison par sa faute, et cependant on le retire du danger, la pitié faisant taire le mépris ou le dégoût. Hélas ! l’ivrogne aussi croit développer sa vitalité et compléter son rêve en détruisant son intelligence. Pour le philosophe impassible, il n’y a là qu’un imbécile qui se trompe.

Comme les sauvages qui ne savent pas que l’ivresse conduit à la mort ou à l’imbécillité, Félicie avait voulu boire l’eau de feu ; mais les pauvres Indiens ignorent-ils réellement le désastre qui les attend ? iVe voient-ils pas succomber leurs frères ? Une première expérience faite sur eux-mêmes ne les éclaire-t-elle pas ? Et pourtant on voit de nobles races s’éteindre ainsi tout entières. L’Indien est beau, brave, intelligent. L’héroïsme se traduit chez lui en cruauté, la sobriété stoïque aboutit à l’intempérance. Il a l’hospitalité antique, et vous n’êtes pas en sûreté chez lui, car il a l’imagination déréglée, et, pour un rêve qu’il a fait la nuit, il assassine l’hôte qu’il chérissait la veille.

J’étais forcé de comparer Félicie à ces natures généreuses, mais incultes, qui offrent l’effrayant accord des dons sublimes et des perversités farouches. Nous n’avons qu’un critérium pour juger les autres et nous-mêmes. Plus l’être est développé en intelligence et favorisé de la nature, moins ses fautes nous paraissent pardonnables, et il ne nous semble pas que Dieu, dont la conception ne se déduit pour nous que de l’examen et du sentiment de notre propre justice, puisse avoir une autre justice que nous.

Mais n’est-ce pas là une erreur fatale et qui fait injure à la divine mansuétude de celui qui ne punit pas ? Punir ! je crois vous l’avoir dit déjà plus d’une fois, c’est la plus amère douleur d’une âme gén^éreuse. L’homme qui se plaît à rendre le mal pour le mal, qui trouve sa volupté dans les supplices qu’il inflige ou voit infliger, l’inquisiteur qui sourit au bûcher, le juge qui triomphe en arrachant une condamnation à mort, Dieu les renie sans doute cent fois plus que leurs victimes, fussent-elles cent fois coupables. Comment admettre Dieu insensible à la douleur, si on l’investit des devoirs du juge ? Et pourtant le souverain bien ne peut pas souffrir ! Donc nous avons sur Dieu les notions les plus contradictoires. Nous avons besoin de concevoir sa justice basée sur les mêmes erremens que la nôtre, et s’il l’exerçait à notre manière, nous perdrions tout amour et tout respect pour lui.

Je m’abîmais dans ces méditations douloureuses, et peu à peu la