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LE DERNIER AMOUR.

feignait plus d’oublier Tonino, elle l’oubliait réellement. J’étudiais les soubresauts de souffrance que lui causait son nom quand on le prononçait devant elle, le calme, l’espèce de bien-être moral et physique où elle se plongeait, quand des journées entières se passaient sans qu’elle fût forcée de se rappeler son existence. Je mettais tous mes soins à prolonger ces jours d’oubli nécessaires à sa guérison intellectuelle. Le fantôme s’évanouit très vite, et le repentir commença.

Je m’en aperçus au redoublement de soins et de soumission dont je fus l’objet. Félicie avait été dissimulée avec audace et résolution, mais elle n’avait pas été réellement hypocrite. Plus clairvoyant, j’eusse deviné alors aux mille excuses assez plausibles, mais un peu monotones qu’elle m’avait données de ses fréquentes préoccupations, une gêne secrète et des invraisemblances dans nos rapports intimes. Dans ce temps-là, elle n’avait pas simulé l’amour avec moi, elle en avait ajourné l’expression, comme si, ayant toute la vie pour m’aimer, elle eût voulu ménager la fraîcheur de sa tendresse. Délicat comme ceux qui aiment véritablement, je n’avais pas voulu l’interroger sur sa réserve ; j’avais attendu le retour de l’effusion, me disant que le provoquer c’était risquer de l’imposer, et qu’il ne faut jamais condamner la femme à manifester l’enthousiasme qu’elle n’éprouve pas.

Quand elle se sentit libre de revenir à moi, elle s’étonna de me trouver’à mon tour inintelligent et préoccupé. Elle épia mon assiduité au travail, mon ardeur à la promenade, l’accablement d’un sommeil chèrement acheté par des semaines de réflexion et d’insomnie, et un jour elle s’écria en pleurant : — Vous ne m’aimez plus !

— Je vous aime plus que jamais ! lui répondis-je en prenant dans mes mains sa tête brûlante, qu’elle cachait dans ma poitrine ; mais quand mes lèvres s’approchèrent de son front pour le purifier par le pardon de l’amour, une force invincible roidit mes bras. Je tins cette pauvre tête dégradée à distance de la mienne sans qu’il me fût possible de les rapprocher l’une de l’autre, et cette force contre laquelle je luttais en vain fut si convulsive que Félicie, effrayée, s’écria : — Oh ! que vous me faites de mal ! Vous voulez donc me tuer ?

Je la lâchai et je m’enfuis. Que s’était-il passé en moi ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Le ciel m’est témoin qu’en disant à cette femme : « Je vous aime plus que jamais, » je croyais lui dire la vérité. J’avais eu une si fervente résolution de lui pardonner, que je ne doutais pas de moi-même. J’étais paternel, j’étais évangélique dans ce moment-là. Je croyais recevoir dans mon sein